Le Lorgnon Mélancolique - « Le Dernier Voyage de Soutine », par Patrick Corneau

 Le Lorgnon Mélancolique - « Le Dernier Voyage de Soutine », par Patrick Corneau
27 septembre 2016

« Le Dernier Voyage de Soutine »

Je n’ai cessé ici de déplorer, dénoncer l’incroyable, l’incompréhensible amnésie dont souffre l’œuvre de Soutine (1893-1943) en France aujourd’hui – en dépit de quelques belles et mémorables expositions récentes. Certes, il y a d’honnêtes et sérieux travaux documentaires de type biographique 1 sur cette vie chaotique, nimbée de tragique. Des témoignages recueillis auprès de ceux qui l’ont connu 2, proches ou amis : Mademoiselle Garde, le sculpteur Chana Orloff, les peintres Krémègne, Kikoïne, etc. Il y a même eu un roman de Clarisse Nicoïdski 3, trop sage, trop respectueux. Il y a la belle rêverie méditative de Daniel Klebaner 4dont la haute exigence a peut-être limité l’audience. Au sommet, peut-être, le « Louis-Ferdinand Soutine » de Philippe Muray, fulgurant d’intelligence 5. On attendait néanmoins un livre qui fasse flamboyer aux yeux de tous cette fusée dans le ciel de la peinture dite « rétinienne ».

Il nous vient du monde alémanique avec Ralph Dutli qui a plusieurs cordes à son arc puisqu’il est poète, traducteur, romancier, biographe. Traducteur du russe, il a édité en allemand les œuvres complètes d’Ossip Mandelstam et a consacré une biographie au poète. C’est avec le regard d’un poète – qu’il est lui-même aussi – qu’il fait revivre Chaïm Soutine, dans un extraordinaire roman Le Dernier Voyage de Soutine, paru fin août en France dans une belle et opportune traduction publiée par Le Bruit du temps – éditeur dont la qualité des choix éditoriaux est unanimement reconnue. Dans cet ouvrage ô combien érudit, déjà plusieurs fois primé en Allemagne, Ralph Dutli fait montre d’une écriture ciselé, splendidement hallucinée tout en restant au plus près des faits. Il y raconte la rocambolesque odyssée du peintre russe sous un linceul immaculé dans un corbillard Citroën à travers la France occupée de 1943 jusqu’à Paris – une incroyable scène de film.

Nous sommes le 6 août 1943, en pleine France occupée, Chaïm Soutine usé par un ulcère gastrique qui le ronge depuis des années doit quitter Chinon (Indre-et-Loire) où il se cache pour rejoindre Paris et tenter l’opération qui seule pourra – peut-être – lui sauver la vie. Comment faire ? Cacher son corps déjà livide au fond d’un fourgon mortuaire. Quand la voiture s’ébranle, les chauffeurs n’en reviennent pas : ils n’ont jamais transporté de cadavre vivant…

Le titre est explicite, ce sera le dernier voyage de Soutine. Pendant trois jours (il meurt le 9 août à 50 ans), le peintre revoit sa vie à travers les vapeurs de la morphine que lui injecte l’ange noir, Marie-Berthe Aurenche (ex-femme de Max Ernst), la « muse brisée qui lui apportait secours et ruine ». Du shtetl biélorusse de Smilovitchi à l’effervescence de Montparnasse, de l’extrême pauvreté au surgissement providentiel du pharmacien-mécène de Philadelphie, de Modigliani à l’École de Paris, de Céret à Cagnes et Vence, tout défile dans une prose chatoyante qui mime avec brio la palette heurtée, hurlante, exultante du peintre.

Il serait banal de redire ici combien le « mentir-vrai » de l’art romanesque quand il est porté par la vision (et non le simple regard) va bien au-delà de la réalité factuelle. Dans le flux d’images provoquées par la morphine, c’est bien plus qu’une remémoration biographique que nous donne Ralph Dutli : il nous livre quelques clés pour appréhender cette œuvre forclose sur l’énigme de son aporie expressive. Ainsi ce cri qui ne sort pas, ce cri muet issu d’un traumatique souvenir d’enfance (le sacrifice d’une oie et le rire du bourreau) qui initie la vocation pour les images dans un ambigu et fécond rapport à la douleur, à l’éternel malheur, autre mystère. Comment accepter cet oxymoron d’horreur et de jouissance, cette nature qui est la nôtre, ce noyau de rapacité diabolique, cette prédation plus ancienne que l’homme lui-même : la bouche qui mange et mord la chair gorgée de sang, et celui qui est mangé hurle avec de la joie dans le regard. D’où vient cette fascination 6 ? L’effroi d’être mangé n’est que la conséquence d’un autre effroi qui est au tréfonds de toute vie : celui d’être un corps, d’exister sous forme de chair, d’être de la viande. « Pitié pour la viande ! disait Deleuze, la viande est l’objet le plus haut de la pitié de Soutine, son seul objet de pitié, son immense pitié de Juif. » La viande n’est pas une chair morte, elle a gardé toutes les souffrances et pris sur soi toutes les couleurs de la chair vive. Tant de douleur convulsive et de vulnérabilité, mais aussi d’invention charmante, de couleurs sensuelles et de prouesses plastiques. La douleur rédimée par la couleur, voilà le monstrueux et irréfutable génie de Soutine. La couleur comme « dernière religion/rébellion possible » comme l’écrit Dutli. Voilà aussi les raisons communes de son irrecevabilité, pour ne pas dire de son ostracisation. À travers la dynamique de ce récit lyrique voyageant dans les profondeurs du symbole et de l’image, ce sont ces clartés 7 que Ralph Dutli réussit à faire émerger sous nos yeux.

Soutine l’extasié crucifié nous est soudain (enfin) rendu lisible, visible, audible dans le bruit du temps.

1. Un des meilleurs étant Rouge Soutine d’Olivier Renault, La Table Ronde, coll. La petite Vermillon, 2012.
2. Certains prestigieux comme Henry Miller, Céline, Maurice Sachs, Pierre Drieu La Rochelle…
3. Soutine ou la Profanation, Paris, Lattès, 1993.
4. Soutine, le tourment flamboyant, Somogy éditions d’Art, 2000.
5. Dans Les Mutins de Panurge (Exorcismes spirituels, tome II).
6. Soutine adorait les matchs de boxe et de catch ; il se faisait lire par son propre chauffeur à longueur de jour la lettre VII de Sénèque à Lucilius sur la cruauté des spectacles de gladiateurs.
7. Dont, outre l’intéressant parallèle douleurs/couleurs (p. 106), une audacieuse hypothèse sur la « révélation » incluse dans les portraits de Soutine (p. 146).

Patrick Corneau