Ryôkan
Il est bon, de temps à autre, de faire un pas de côté. Je veux dire pour le lecteur en chambre qui est forcément aussi un voyageur au long cours de l’imaginaire, il est salubre de regarder par la fenêtre ou même de l’ouvrir pour s’aérer l’esprit. L’occasion nous en est donnée par les éditions Le Bruit du temps qui viennent de publier conjointement deux ouvrages de, sur, Ryôkan (1758-1831). Signalons au passage que c’est l’ombre portée de ce maître en poésie qui recouvre le dernier opus de Christian Bobin.
Ermite, poète et moine japonais (de formation zen), Ryôkan, personnage aussi sensible et délicat que facétieux et farfelu, ne cessa de se débarrasser des demeures d’illusion pour mieux s’adonner, seulement muni d’un sac et d’un bol à aumônes, à la contemplation des paysages et des visages, au cours de ses retraites et pérégrinations. Après La Rosée d’un lotus (Gallimard, 2002), voici, complétée de notes très éclairantes, une traduction des 181 Poèmes de l’Ermitage de Ryôkan par l’excellent et très érudit Alain-Louis Colas.
Ces quatrains et distiques, composés en chinois à la manière des poètes Chan originels (VIIe-VIIIe siècles), illustrent la vie simple, ouverte à la beauté de la nature et de l’humain, de cet hôte intranquille de l’existence. Rien n’échappe à sa sensibilité aiguë d’artiste (mono no aware) qui jamais ne s’esquive devant les plus humbles, jamais ne se dérobe face à l’injustice sociale, faisant toujours preuve de discernement satirique à l’égard des notables ou d’un bouddhisme imposteur.
À côté de ce recueil poétique, s’ajoute celui, en prose, des Avertissements où sont recueillies ses maximes et des anecdotes : en fidèle disciple de Dôgen (1200-1253), le poète à la spiritualité toujours en éveil se fait alors moraliste et prescrit, avec humour, une « parole amène » en laquelle se résume son idéal de vie.
En ces temps troublés, il est bon qu’un lointain pèlerin plutôt avare de parole (car le zen se veut à la fois en deçà et au-delà du langage – voir l’extrait ci-dessous) vienne nous rappeler à la pratique de l’aménité c’est-à-dire (car la notion a bien vieilli) un grand sens de la serviabilité joint aux plus modestes prévenances envers autrui. Ryôkan vient nous donner ainsi des gages précieux que la bienveillance mutuelle (mot qui, lui, connaît depuis peu, un regain de faveur*) peut encore quelque chose pour l’humaine société.
« Dans la montagne, l’esseulement de la nuit,
Cette neige qui tombe et mes pensées moroses.
Les singes noirs que l’on entend jusqu’au sommet,
La ravine glacée dont l’eau s’est arrêtée.
À la fenêtre, ce lumignon qui se fige ;
Au chevet, l’écritoire que le gel assèche.
Dans cette nuit qui me refuse le sommeil,
Soufflant sur le bout du pinceau, je versifie. »
*
« Qui peut dire de mes poèmes qu’ils en sont ?
Mes poèmes ne sont pas vraiment des poèmes.
Il faut savoir que mes poèmes n’en sont pas.
C’est alors que nous pourrons parler des poèmes. »
*
« Ryôkan, dont le neveu, Umanosuke, menait une vie assez désordonnée, fut chargé par la famille de le chapitrer. Il se rendit au domicile du jeune homme afin de te réprimander ; mais garda le silence deux jours durant. Le troisième jour, celui de son départ, il appela Umanosuke et lui demanda de nouer les cordons de ses sandales de paille. Le neveu était en train de s’exécuter, quand, derrière son cou, il sentit quelque chose de froid. Relevant la tête, il vit, sur les joues de son oncle, rouler des larmes brillantes. Tous deux en restèrent là, sans rien se dire. Ayant dès lors décidé de changer de conduite, Umanosuke se corrigea lui-même. »
Avertissements, édition bilingue, traduit du chinois (Japon) par Alain-Louis Colas, suivi de Kera Yoshishige, Histoires curieuses touchant le maître de zen Ryôkan, édition bilingue, traduit du japonais par Alain-Louis Colas, éditions Le Bruit du temps, 2017.
Patrick Corneau
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