Peter Handke : Parfaite énigme
Depuis quelque temps, l'écrivain semblait se taire, après les multiples polémiques suscitées par ses prises de position sur l'ex-Yougoslavie. Une rafale de parutions en français a, ces derniers mois, démenti ce silence apparent et restauré l'étrangeté souveraine de sa langue.
Avez-vous déjà essayé de raconter un livre de Peter Handke ? Si on prend par exemple La Femme gauchère, on peut y lire un récit féministe des années 1970. Ou un récit clinique sur la dépression. Ou un état des lieux sur la vie dans les lotissements autrichiens. Ou un scénario de film, à tourner littéralement, sur une femme gauchère, trop gauche pour s'adapter à ce qu'on attend d'elle. Tout ça à la fois, et autre chose encore, cette autre chose que le mot style dit peut-être, mais que j'aime à penser comme l'étrangeté de Handke.
[…] cette étrangeté persiste quand Handke écrit pour la première fois en français, dans ce dialogue d'été que sont Les Beaux Jours d'Aranjuez : « La femme. – Maintenant ça me revient : tout à coup l'ombre de la feuille sur la planche de la cabane se remplissait de couleur. L'homme. – De quelle couleur ? La femme. – D'une couleur inconnue. Sans nom. Une couleur foncée. »
Comme tout écrivain, Handke creuse dans la langue une langue étrangère. Il y va avec les mains, je l'imagine les ongles pleins de terre, entouré d'arbres, hiver, été. […] L'humain est un élément du paysage parmi d'autres : ce renversement un peu chinois bouscule notre Occident. Du coup, habiter est une activité à part entière, comme aimer, marcher, ou respirer.
Ville ou forêt, rue ou sentier, autoroute ou voie navigable : l'écriture se fait selon ces différentes vitesses. Et aussi selon l'alternance entre l'incertitude, longue, et la certitude, brutale. Le passage incessant de l'une à l'autre est une des formes du désir, dans les voix des récits de Handke. Le manque, l'attente, et des épiphanies soudaines, au fil du temps. L'ambivalence se résout par stases, par pauses géographiques : un lieu est reconnu, puis un arrachement, de douceur en violence, de lenteur en accélération.
Handke est de ces écrivains dont les titres seuls racontent un « voyage au pays sonore », « par les villages », un « poème à la durée ». Évidemment, c'est une écriture musicale. Mais c'est aussi une croissance dans l'espace. Aranjuez, du dernier dialogue, est un jardin où poussent les mots, entre faim et soif inassouvies : « et chaque A et chaque O devient éternité ». L'énigme demeure, qui ne demande à être ni élucidée ni même nommée. Elle est écrite, constatée : rien ne se raconte mais le mystère est sous nos yeux, ouvert comme une corolle, fermé comme les « pétales des liserons ».
Marie Darrieussecq