Le Matricule des Anges - La douleur sous la couleur

 Le Matricule des Anges - La douleur sous la couleur
01 octobre 2014

La douleur sous la couleur

« L’ellipsoïdal épervier » : c’est ainsi que René Char nommait le peintre Nicolas de Staël. La publication de l’ensemble des lettres de ce dernier nous le montre dans tous ses états et tous ses éclats. Aussi prenant et fascinant que les Lettres de Van Gogh.

Aimer (et) peindre à en mourir : ainsi pourrait-on résumer la fulgurante carrière de Nicolas de Staël. Une vie offerte à la création, qui débuta à Saint-Pétersbourg en 1914. Son père, proche du Tsar, était le vice-gouverneur de l’imposante forteresse de la ville. Mais mis à la retraite dès le début de la Révolution de 1917, il choisit l’exil pour se réfugier en Pologne avec toute sa famille. La mort du père, en 1921, bientôt suivie par celle de sa mère, laissa Nicolas et ses deux sœurs, orphelins. C’est ainsi que, recueilli par une famille de Russes exilés, Staël se retrouve à Bruxelles où il fera ses études chez les Jésuites puis à l’Académie des Beaux-Arts. Mais les vraies années de formation, il les doit à ses voyages. En Espagne d’abord, véritable terre de l’apprentissage et de l’éclosion, puis au Maroc, un immense atelier à ciel ouvert. Cette révélation, il tente de la faire partager à ses parents adoptifs dans des lettres où il dit sa fièvre de tout dessiner — « Tout doit se passer en moi. C’est avec le besoin intérieur, intime, qu’il faut dessiner et ce n’est que comme cela que je ferai, si je puis, du bon dessin, de la bonne peinture. » — et où il évoque son bonheur d’être confronté à la puissance de la lumière, à l’aridité des paysages, à la simplicité des modes de vie, loin, très loin des écoles et de l’art de salon.

Un état aigu de sensibilité, de vie à fleur de peau et une soif de connaître — « Il faut savoir les lois des couleurs, savoir pourquoi Véronèse, Vélasquez, Frans Hals, possédaient plus de 27 noirs et autant de blancs ? « Plus loin : « Il faut savoir se donner une explication, pourquoi on trouve beau ce qui est beau » — qui laissent de marbre ses parents adoptifs. À sa « mère », il écrit : « Je suis triste quand je peins et sais d’avance ne pas être compris. » Face à leur intransigeance, la rupture s’impose. « Je préfère être syphilitique et avoir une fois, un sens, un feu quel qu’il soit que d’être en excellente santé assis dans un bureau de poste ou quelqu’autre administration. » Il a 23 ans. « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine. » Au Maroc, il a rencontré Jeannine Guillou, peintre comme lui, qui choisit de quitter son mari pour suivre l’artiste à la fougue contagieuse qu’est Staël. Direction l’Italie, puis la France ou ils s’installent en 1938.

Des années de vie dure qui verront l’éclosion d’un peintre au prix de la santé déjà fragile de Jeannine. « Il attend de moi .. . tout ... ce qu’il cherche, confiera-t-elle. Ce qu’il n’arrive pas a extraire de ses toiles, sans fin tortures, repeintes, massacrées, bousculées. [...] Et chaque échec est contre moi. » Elle mourra à 36 ans, en février 1946.

Refusant le débat abstraction/figuration, Staël raille « le gang de l’abstraction avant » et n’hésite pas à affirmer que « les tendances non figuratives n’existent pas», allant jusqu’à se demander « comment on peut y trouver de la peinture ? » Dans ses lettres à Pierre Lecuire, un jeune normalien devenu son ami puis l’auteur de Voir Nicolas de Staël, il dit ce qu’est la peinture pour lui : « Elle est un trompe-la-vie comme elle sera toujours, la peinture, pour être. Objet, oui, inconnu familier, pigment. » « On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, et comment crier sans colère. »

Ce parcours, ce cheminement formel, ses lettres nous le restituent de manière extraordinairement vivante. En plus de nous introduire dans l’intimité de l’atelier, elles nous parlent de son amitié pour Braque ou Char, de son attachement à sa nouvelle famille — il s’est remarié, en 1946, avec Françoise Chapouton — de sa lutte contre le dénuement, la faim, le froid. À Jean Bauret, un industriel du Nord, passionné de peinture et doué d’un œil exceptionnel, qui deviendra un ami fidèle, il écrit : « Vais crever la gueule ouverte, Jean, du fric nom de Dieu, du fric le plus tôt possible. Plus de couleurs, plus rien. » C’est un caractère impétueux qu’on découvre, un être incapable de mentir et cherchant sa voie clans la spontanéité du geste et de la parole. Un Staël aussi, capable de véritables embrasements intérieurs, qu’il s’agisse de la beauté visuelle du football — « Quelle joie ! René, quelle joie ! » — ou des grands chocs picturaux que furent pour lui les Vélasquez — « le premier pilier inébranlable de la peinture libre, libre » — ou les Courbet : « Quelle Joie, Courbet, et quel titan en face des modernes ! » Mais un homme que mine une inquiétude latente, celle qui lui faisait déjà écrire à son « père » : « Rien n’existe chez moi d’une façon positive à part mes rêves et tendances. » Comme si l’angoisse, l’oscillation entre état d’exaltation et accès de désespoir étaient nécessaires à l’entretien du feu, de sa foi en lui et en sa peinture. Son intraitable obsession de peindre se nourrit d’un rapport à l’art férocement pulsionnel. Malgré une importante exposition chez Jacques Dubourg — dont l’aide affectueuse lui sera particulièrement précieuse — la reconnaissance tarde. Pourtant, écrit-il, « je ne cherche que la peinture visible par tout le monde ». Ce qu’il explique, c’est que sa peinture n’offre qu’elle-même, qu’elle est à regarder avec notre sensibilité plus qu’avec notre raison. Qu’un tableau n’est qu’un espace organisé dans et par la matière, une matière qu’il transfigure et marie à la couleur. C’est elle qui tient le tableau. « Un tableau, c’est organiquement désorganisé et inorganiquement organisé. » À Theodore Schempp, peintre et courtier d’œuvres d’art qui va lui offrir sa première exposition à New York et lui ouvrir les portes du marché américain, il confie : « Personne ne voit, personne ne veut, personne ne sait vraiment regarder un tableau. »

Mais avec la reconnaissance venue — Staël entre au MoMa de New York en 1951 - et l’aisance financière — « Dubourg vend un peu, mais vend bien c’est-à-dire à des gens qui m’accrochent à côté de Renoir, Bonnard, Braque et ça tient le coup » — rien ne va, paradoxalement, s’arranger, bien au contraire. Après la misère et l’incompréhension, la gloire, l’argent vont devenir de nouveaux obstacles. C’est que « né pour l’épreuve » Staël a besoin d’inconfort, de combat permanent. Voir ses tableaux devenir matière monnayable lui est insupportable, et ce n’est pas son voyage à New York, en 1953 — consécration publique oblige — qui le réconciliera avec lui-même et avec l’Amérique. « Quelle sauvagerie, quelle absence de savoir-vivre ! » Un point positif, cependant : cet argent lui permet d’acheter dans le Luberon, une bâtisse fortifiée pour la pérennité de ses enfants. Son besoin croissant de solitude et sa quête de lumière l’ont poussé vers le Sud. Son tempérament ou l’enthousiasme fébrile le dispute à la mélancolie slave, le doute qui le taraude et l’intense réflexion qui l’anime font de sa vie un règne d’intranquillité. À Dubourg, il avoue son « besoin de tout casser quand la machine semble tourner trop rond ». C’est qu’il craint la maîtrise — qui est la fin de l’invention — et a donc besoin d’un renouvellement continu, du vertige de la prise de risque, du saut dans l’inconnu. Besoin de travailler sans savoir-faire, de créer à partir de la dysharmonie, en conjuguant dans une même dynamique la part du hasard et celle de l’incohérence. Un perpétuel déséquilibre qui confère à l’œuvre une étrange aura, une vibration quasi épidermique et ce voile de mystère qui fait les bons tableaux, ceux, dit-il « dont on peut dire on ne sait pas où il va ni d’où il vient ». Les mouvements intérieurs d’une âme luttant contre ses poisons, ses lettres les traduisent sans rien occulter des drames familiaux engendrés du besoin de vivre loin des siens, à son amour impossible pour Jeanne Polge. « Quelle fille, écrit-il à Char, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence unique dans l’ordre souverain. » Elle sera son modèle puis son amante mais elle finira par rompre. « Pas facile de refaire une vie seul, face à la mer » confiera-t-il à une amie qui joua les intermédiaires entre Jeanne et lui. Alors pour tenter de sortir de l’enfer, il travaille comme un fou, à l’instar de ce qu’Artaud soulignait dans Van Gogh, le suicidé de la société : « Nul n’a jamais écrit ou peint, sculpté, modelé, inventé, que pour sortir en fait de l’enfer. » En vain. Après un dernier voyage à Paris pour écouter en concert Schönberg et Webern, il rentre à Antibes avant de tuer ce qui l’étouffe et l’étrangle, en se précipitant dans le vide, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955.

                                                                                               Richard Blin