Ce qui importe le plus
L’œuvre de Léon Chestov (1866-1938), en s’attachant à déconstruire et à bouleverser nos certitudes, souligne le vide qui bée sous nos pieds. Sa lecture est une mise à l’épreuve passionnante.
« Le caractère essentiel de la vie est l’audace », écrivait Léon Chestov. Sur la balance de Job, huitième tome de ses Œuvres complètes réédité par Le Bruit du temps, est une captivante plongée au cœur de cette pensée singulière et inquiète. Dense et inquisiteur, ce volume se fait l’écho d’une philosophie hantée par l’incertitude, la mort et la littérature.
« À quel signe reconnaîtrons-nous que nous sommes allés précisément là où il fallait ? », s’interroge Chestov dans la préface. De fait, comment avoir une quelconque assurance dans un monde où rien ne se justifie ? La compréhension, que nous poursuivons pourtant aveuglément, ne peut être qu’illusoire. L’habitude, la raison et l’éthique sont des leurres en regard de la vérité, à jamais inaccessible. Quant à la science, elle est tout comme la religion une réponse factice à notre quête de vrai. Chestov remet en cause le processus scientifique même, qui s’appuie sur des preuves unanimes pour accéder aux lois générales. Si au contraire l’unique, l’intime, étaient à la source même de l’universel ?
La figure de Dostoïevski est en cela emblématique et fascinante. L’essence de son travail romanesque, selon le philosophe, se trouve dans Les Carnets du sous-sol, ce terrible journal écrit après sa déportation en Sibérie. La libération de Dostoïevski du bagne est une révélation : il saisit soudain que l’enfermement n’a pas seulement cours dans une cellule de prison, mais dans notre quotidien. Toutes nos évidences, comprend-il, ne sont que des caprices. « Dostoïevski renonce à la certitude et pose comme but suprême : l’ignorance ; c’est pour cela qu’il ose opposer aux évidences une langue largement tirée, c’est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, imprévu, toujours irrationnel, et c’est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines ». Cette analyse philosophique surprend par son acuité. Chestov, à rebours des penseurs dont il se nourrit, déclare la supériorité instinctive de Dostoïevski sur tous ses prédécesseurs. Sa philosophie impulsive, presque innée, transcende toutes les autres.
La littérature dépasserait-elle la philosophie ? À propos de Tolstoï, Chestov déclare que « celui qui aspire à la vérité doit apprendre l’art de lire les œuvres littéraires ». En effet, les véritables « maîtres de l’humanité » ne sont pas ceux qui s’acharnent à démontrer, mais ceux qui édifient des mensonges, c’est-à-dire les littérateurs. Cependant, toute œuvre humaine, quelle qu’elle soit, est vouée à l’imperfection. « Toutes elles trahissent le labeur du mosaïste, l’ajustage ; toutes commencent, continuent, jamais ne s’achèvent ». Les cinquante-deux aphorismes de la seconde partie, « Audaces et Soumissions », s’attardent sur cette limite qui, en dépit de toutes les démarches philosophiques précédemment menées, est ancrée en l’homme. « Chaque philosophie, précisément parce qu’elle est l’expression d’un degré particulier de l’évolution, appartient à son temps et est liée à sa limitation », avance-t-il. Faite de progrès et de carcans intimement mêlés, l’époque contraint et restreint le chercheur, qui prétend à une objectivité impossible. Il est avant tout un produit de l’histoire. Le parcours de Pascal semble échapper à cette règle. Seul ce dernier est allé au bout de ce qui lui incombait. « Il n’apporte aucun soulagement, aucune consolation. Il tue toute espèce de consolation. Aussitôt que l’homme s’arrête pour se reposer et revenir à soi, Pascal est là avec son inquiétude : il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas se reposer, il faut marcher, marcher sans fin ; vous êtes fatigué, vous êtes exténué, c’est précisément ce qui est exigé ; il faut être fatigué, il faut être exténué. » Chestov fait de l’intégrité et de l’obstination pascaliennes un modèle indépassable, qui traverse toute la troisième partie de l’ouvrage. Sur la balance de Job est une somme de réflexions et de questionnements, marqués par des figures tutélaires, fondés par une inquiétude essentielle. Contre l’obéissance, la tranquillité et la vérité, la pensée de Chestov s’inscrit dans une perspective novatrice et frappante, qui influencera profondément Camus, Blanchot ou encore Bonnefoy. Elle offre un raisonnement complexe et littéraire sur la philosophie, cette science qui n’en est pas une, puisque les propos scientifiques reposent sur une fausse perspective. Elle est tout simplement, selon la formule nette de Plotin que cite Chestov, « ce qui importe le plus ».
Camille Cloarec
n° 174
Sur la balance de Job, Pérégrinations à travers les âmes, traduit du russe par Boris de Schloezer, Le Bruit du temps, 608 p., 34 € et La Pensée du dehors, catalogue dirigé par Ramona Fotiade, Le Bruit du temps/Société d’études Léon Chestov, 192 p., 35 €