Visitations initiatiques
Singulièrement attachant l’ouvrage que signe Amaury Nauroy (né en 1982), un amoureux des lettres et des livres qui travaille aujourd’hui dans l’édition après avoir été libraire, bibliothécaire, nègre… une passion qu’on lit constamment en filigrane des trois livres qui composent Rondes de nuit, des proses aimantées par des lieux et des artistes dont la rencontre a été source de révélation.
Le premier livre – dont le titre, « Regarde de tous tes yeux, regarde ! », suggère un apprentissage du monde, et une suite de premières foisd’où tirer des leçons – témoigne de la longue enquête qu’a menée l’auteur pour reconstituer la figure du plus prestigieux éditeur de la Suisse romande, Henry-Louis Mermod, un avocat de formation devenu capitaine d’industrie avant de se découvrir une vocation d’éditeur en rencontrant Ramuz. « Avec cette enquête sur Mermod, je cherche à écouter de l’autre côté d’un mur, sans toutefois m’égarer dans la reconstitution objective d’un vécu, ni donner dans le genre charlatanesque de la transmutation d’âme. » À partir de ce qui s’est dit de Mermod, Amaury Nauroy nous livre le portrait d’un amoureux du beau livre, qui aimait marier peintre et écrivain, se comportait comme un mécène, fonda un périodique dans le seul but d’assurer à Ramuz et à Gustave Roud des revenus réguliers, aimait la peinture et les femmes, était capable de réciter un poème de Michaux en tournant une sauce, et disait aller au Théâtre-Français « pour la volupté d’être endormi par de beaux vers ». C’était un éditeur qui « ne pensait, ne vivait, ne respirait pas seul ». C’est ainsi qu’il fait confiance aux jeunes inconnus qu’étaient Philippe Jaccottet et Jacques Chessex.
C’est alors que le livre devient passionnant, quand pour les besoins de son enquête, Amaury Nauroy se met à côtoyer ces témoins directs. La rencontre avec Jaccottet sera capitale. Alors qu’il croyait que les poètes avaient disparu, que la « grande poésie » se rattachait à un « autrefois des formes littéraires », Nauroy va découvrir un poète vivant. « C’était passer de l’autre côté de l’époque, rejoindre une scène légendaire où les poètes existent », ont une famille et fréquentent une société secrète d’amis. C’est le « pouls » de cette tribu de poètes et d’artistes qu’il nous restitue, « l’atmosphère revigorante qui peut régner dans l’intimité de ces personnages ». Quant à Chessex, il lui révélera, presque involontairement, une émouvante et sombre Suisse intérieure. Il nous le montre intime, comme il le fera de la poétesse Anne Perrier, du peintre Claude Garache, du poète Pierre Oster. Il n’analyse pas leurs œuvres mais s’attache à comprendre de quelle intimité, de quel environnement, de quelles expériences elles naissent. Une observation à la fois acharnée et distraite qui donne lieu à quelques moments épiphaniques, comme lorsque la beauté paraît dans l’éphémère, le mouvant, le fragile. Les livres deux et trois témoignent de ces moments où soudain le réel est comme transmuté en « un réel plus authentiquement réel ». Ainsi, en entendant Jaccottet encourager à s’arc-bouter, quoi qu’il advienne, sur « le feu de quelques joies », il comprend qu’il faut s’ouvrir au monde comme à un tout, que le présent et les émerveillements de l’enfance forment une seule et même ronde, une continuité secrète dont le tableau de Rembrandt, auquel il emprunte son titre, est comme l’emblème.
C’est de ce rapport d’intensité avec ce que l’on vit, de cette nécessaire connivence des vivants et des morts, et de cette « déflagrante » beauté « des choses muettes, des paysages », que rayonne ce livre, qui veut transmettre, donner, éveiller.
Richard Blin
n° 188