Le Matricule des Anges - n°104 - Convulsive alchimie

 Le Matricule des Anges - n°104 - Convulsive alchimie
01 juin 2009

Convulsive alchimie

Devenu introuvable, le grand œuvre de Robert Browning (1812-1889), L'Anneau et le Livre, est enfin réédité. Ou comment transformer la boue  en or.

Traversée du temps, de la mer houleuse des hérédités fatidiques comme de la fausse innocence du mal et de ses enchaînements sauvages, il y a de l'épopée, désublimisée mais flamboyante, dans L'Anneau et le Livre (1868-1869), un monument de 21 116 vers que Robert Browning – qui n'a rien à voir avec l'inventeur du pistolet automatique du même nom – mit quatre ans à écrire. Cette « construction gothique », cette « énormité compacte » à « l'abondance démesurée » comme la qualifie Henry James, doit son existence à la découverte, un matin de juin 1860, d'un « vieux livre jaune », chez un bouquiniste de Florence. L'ouvrage contenait toutes les pièces du procès d'un gentilhomme ruiné, Guido Franceschini, jugé et condamné à mort avec ses quatre complices, pour le meurtre de sa jeune épouse de 17 ans, Pompilia – qu'il soupçonnait d'adultère avec un jeune prêtre – et de ses beaux-parents.

Poète anticonformiste passionné par la vie, le statut du fictif et de la vérité, et le rapport à Dieu – « Mon but n'est pas d'offrir au public une littérature qui pût tenir lieu pour les désœuvrés d'un cigare ou d'une partie de dominos » –, Browning voit immédiatement le parti qu'il va pouvoir tirer de ces documents : « C'est du fait brut, sécrété par la vie humaine, quand des cœurs palpitaient fort, des cerveaux battaient, inondés par la montée du sang ». Se projetant donc deux siècles en arrière (le meurtre a eu lieu le 2 janvier 1698), et fidèle en cela à John Keats pour qui être poète, c'est habiter la forme et la matière d'un autre corps – ce que Baudelaire exprimera en disant que « le poète jouit de cet incomparable privilège, qu'il peut à sa guise être lui-même et autrui. Comme ces âmes errantes qui cherchent un corps, il entre, quand il veut, dans le personnage de chacun » – Robert Browning va se couler dans la peau de chacun des protagonistes de cette histoire.

En s'appuyant sur son imagination et sur cette capacité d'empathie qui permet de comprendre la beauté équivoque des forces qui nous meuvent, il va leur donner la parole, orchestrant le passage des mots du corps charnel au corps verbal. Parole portée par la dynamique ondoyante des idées reçues, de la vanité blessée, des idéologies partisanes. Modelée par les mentalités, hantée par l'insignifiant comme par le mystère que chacun porte en soi. Ce savoir-là, Browning en joue avec jubilation, en use pour mieux donner à ressentir l'émotion et les différents visages de la partialité. Ce qu'il met en scène, en voix plutôt, c'est la relativité des perceptions qu'une même réalité engendre, le tourbillon des conceptions du monde et des visions qu'un même événement peut susciter.

Pour ce faire, il va successivement nous donner à entendre les différents points de vue. D'abord celui de ceux qui ne connaissent l'affaire que de l'extérieur mais représentent l'opinion. Il y a la « moitié de Rome » favorable à Guido, « l'autre moitié » qui penche du côté de Pompilia, et le tiers point de vue de ceux qui prétendent tenir la balance égale entre les partis. Puis on aura le point de vue des principaux acteurs : le comte Guido Franceschini, qu'on entend avant sa condamnation, puis avant son exécution ; Caponsacchi, le jeune chanoine proclamé amant, qui s'est enfui avec Pompilia ; et Pompilia, unique voix féminine au mileu de neuf voix d'homme, qui, mourante, n'en trouve pas moins la force de dénoncer le patriarcat et le mariage qui donne tous les droits au mari, y compris celui de violer et de tuer. Ensuite, on aura le point de vue des avocats – celui de Guido, préparant sa défence en songeant aux délices du festin qui l'attend le soir, et celui de Pompilia déclamant sa plaidoirie dans la solitude de son cabinet. Enfin, on entendra la méditation du Pape, chargé en dernière instance de dire le droit. Mais derrière cette épopée de la liberté de la parole, cette forme d'exaspération des positions de chacun, c'est la vérité que cherche Browning.

Il s'agit donc ici d'entendre, mais sans cesser de croire qu'il y a une justice et une vérité. Posture audacieuse pour l'époque – victorienne, marquée par la répression du dire et le refoulement –, et choix permettant à Browning de nous offrir un vrai roman policier, qui est aussi un étonnant scénario pour film à grand succès, tant les rebondissements sont légion, et tant tout, dans cette affaire, n'est qu'imposture, mensonges, appât du gain, cynisme et immoralité, enkystant dans une bulle de pureté, le duo que forment Pompilia et Caponsacchi. C'est qu'à travers le geste de ce dernier n'hésitant pas à arracher Pompilia des griffes d'un mari tyrannique, Browning se revoit enlevant, un jour de 1845, la poétesse Elizabeth Barrett de la chambre où la tenait cloîtrée un père tout aussi tyrannique. De six ans son cadet, il l'épousera secrètement et fuira avec elle en Italie où ils s'établiront et où elle décédera, en 1861, un an avant qu'il ne commence l'écriture de L'Anneau et le Livre, qui est comme dédié à celle qui fut la grande aventure de sa vie. En témoignent les premiers mots – « Vous voyez cet anneau ? » – qui renvoient à une bague lui ayant appartenu, et la dernière strophe évoquant « le rare anneau d'or de [s]on vers » – un vers dont on peut se faire une idée en lisant les Sonnets portugais d'Elizabeth Barrett Browning, dans l'édition bilingue (traduits et présentés par Claire Malroux) qu'en donne Le Bruit du temps, une toute nouvelle maison d'édition dont il faut souligner, outre la beauté plastique des livres, la cohérence éditoriale, ne serait-ce qu'à travers la volonté de publier, plutôt que des livres isolés, des constellations de livres, comme ici, autour de Robert Browning.

Penser autrement qu'en conformité avec ce qui se pense, tout en donnant écho aux lois obscures de la hiérarchisation qui stratifie l'humanité, comme au sentiment diffus que des vies valent moins que d'autres – « Pompilia n'était pas une colombe, un oiseau favori de Vénus échappé d'entre ses seins serrés pour venir se poser sur ma rude épaule, explique le Comte. C'était un faucon, que j'avais payé le prix qu'on paie un faucon, et rapporté chez moi pour lui faire faire ce qu'on fait faire aux faucons […]. J'ai réglé l'achat, je m'attends à en avoir pour mon argent ; et donc je chaperonne l'oiseau, je l'affame, je le dresse comme il se doit, et s'il trouve qu'il soit indressable, je lui tords le cou ! » –, c'est aussi montrer qu'on ne peut se contenter de voir l'insupportable du monde avec les moyens de la raison, mais qu'il est urgent de l'appréhender en tenant compte des insuffisances et des infirmités de cette raison. Browning s'y emploie en faisant non pas chanter mais s'affronter nos démons et nos anges. Il le fait en poète, réclamant pour la poésie le droit de s'affranchir des vertiges de l'intime en accédant au récit et à la narration. D'où ces monologues où la tension est constante entre phrase et vers, car Browning se sert de la poésie « pour écrire en prose » comme le dit Henry James. Ce qui nous vaut cette hardiesse dans la coupe et l'enjambement, ces déhanchements, cette boiterie qui caractérise son vers et dont se souviendront Ezra Pound et T.S. Eliot. D'où aussi le choix du traducteur, Georges Connes, de rendre en prose la prolixité d'une parole qui ne demande qu'à se métamorphoser en une immense masse sonore en extase.

Le juger, l'agir, le dire, la quête d'une vérité – que, de nos jours, on chercherait moins dans un discours que dans ce qui se joue entre les discours –, telle est la partition qu'orchestre Robert Browning, en mettant les corps en état de retentir de tout ce qu'ils ont à dire. Car rien n'est plus théâtral que la musique de ses mots, comme si Browning ne les multipliait qu'à seule fin d'en jouir. En tout cas, le succès fut immense et transforma Browning en mondain au point d'inspirer à Henry James une nouvelle, La Vie privée (donnée dans Sur Robert Browning). Peut-être est-ce cette part d'énigme qui favorisa la création, en 1881, de la Browning Society, première association du genre à célébrer un poète vivant, que des auteurs aussi différents que Gide, Emily Dickinson, G.K. Chesterton ou Borges admirèrent avec ferveur.

                                                                                                                       Richard Blin