Le noir et l'éclat
En imaginant les Mémoires de Jacques Callot, Paulette Choné donne aux ombres d'une vie vouée à la gravure, une transparence quasi sonore.
Célébré par Hoffmann, par Aloysius Bertrand ou par Alberto Giacometti, fasciné par le « grand vide » dans lequel il fait gesticuler, s'exterminer et s'abolir ses personnages, le graveur Jacques Callot – né en 1592 à Nancy – est de ces maîtres à l'art aussi immédiatement pénétrable qu'indéfiniment mystérieux. Auteur, en dépit d'une vie plutôt brève (il meurt à 43 ans), de plus de 1500 gravures et d'au moins autant de dessins, sa vie releva longtemps du légendaire, et l'image d'un Callot picaresque perdure encore. Mais plutôt que d'écrire sa biographie, Paulette Choné – philosophe et spécialiste de l'histoire de l'art des XVIe et XVIIe siècles – a préféré le laisser se raconter lui-même.
Elle l'imagine donc, seul, à la veille de mourir, s'adressant à l'aimée et se souvenant. À la première personne, et en 87 séquences, ces Mémoires apocryphes se présentent comme une succession de souvenirs datés, localisés et revécus avec émotion. « Recueil tumultuaire » – « Il n'est pas bien séant, diront certains, de ne savoir tenir bride à sa plume, au point de la lâcher toute caracolante entre les pièces et morceaux de la mémoire, sans discernement, l'arrêtant seulement ici et là à des brimborions comme renards, cerises et autres menutés » – cette entreprise de rétrospection – où se cachent, comme dans les dessins et gravures, « des obsessions taraudantes », « des frénésies incroyables » – relève du réalisme et de l'art parfaitement maîtrisé du graveur. Entre l'attesté et le vraisemblable, comme entre le probable et le possible, on découvre un être débordant d'esprit et infiniment curieux des divers spectacles donnés par les hommes. Un don d'observation et un appétit de découverte qui, conjugués à la pratique du dessin et aux voyages en Italie, vont faire de lui le graveur au trait pur que l'on sait et le maître d'un monde où la lumière est architecture.
Une maîtrise qui passe par un long apprentissage, suppose une somme épuisante de soin et d'attention, l'audace d'innover aussi, de désarticuler les poses académiques, d'utiliser le vernis dur des ébénistes grâce auquel il pourra creuser et recreuser le cuivre – à l'aide d'une aiguille tenue verticalement – sur des surfaces toujours plus infimes. « Ce qui a du relief, brille ou tremble, ou bien qui apparaît englouti dans des ténèbres, tout cela surgit des myriades de points pressés les uns contre les autres comme des grains de suie, ou soudain dispersés comme par un souffle. » Mais graver, c'est aussi griffer, mordre, caresser, ne pas confondre la justesse et l'élégance avec le grotesque et l'afféterie. Carnaval, fêtes de cour, pompes des noces ou des funérailles, architectures urbaines, Bohémiens, Gueux, Sièges et batailles, Arbre des Pendus, Misères de la guerre ou Tentation de saint Antoine, c'est l'orchestration qui frappe chez Callot, le mélange d'extrême précision et de désordre, les scènes féroces ou minuscules, le goût pour l'étrange (esptropiés, bossus, scrofuleux, disgraciés…). Le sens du secret aussi – « Très tôt j'ai appris à engloutir des formes secrètes sous d'autres qui grimacent n'importe quoi » – et l'amour du détail : « Voilà ce que je chéris par-dessus tout, les riens au milieu de la magnificence et de la gloire. Ma tâche est de sauver du néant ces insignifiances-là. »
Surprendre ce qui surgit, suivre son coup d'œil comme son caprice et sa fantaisie – « Ma pointe me fait souvent penser à l'instrument au moyen duquel on élargit la blessure pour y porter remède » –, c'est l'esprit même de ce qui habite l'âme et la main de Callot que nous fait partager Paulette Choné. Avec sensibilité et un sens étonnant de l'empathie.
Richard Blin