Le Matricule des Anges - n°129 - Les hauts de Babel

 Le Matricule des Anges - n°129 - Les hauts de Babel
01 janvier 2012

Les hauts de Babel

Orfèvre de la forme brève, Isaac Babel (1894-1940) s'est très tôt engagé dans une oeuvre à laquelle la terreur stalinienne a brutalement mis un terme. Grâce aux éditions Le Bruit du temps, elle est désormais entièrement accessible en français.

L'édition des œuvres complètes d'Isaac Babel, figure majeure des lettres russes du siècle dernier, est un acte qui ne manque pas de panache. Le nom de Babel n'était certes pas tombé dans l'oubli et ses recueils les plus importants ont fait l'objet de publications séparées. Mais la livraison en un seul volume de l'intégralité de la production littéraire disponible de l'écrivain (intégrant son théâtre et ses scénarios de cinéma) dans une traduction nouvelle de Sophie Benech est un évènement qui devrait faire date.

Ce volume propose un découpage en trois grands livres privilégiant la chronologie de l'écriture ou celle des thèmes quand cela s'imposait. Un appareil critique discret apporte d'utiles éclairages, tant sur la biographie d'Isaac Babel que sur le monde judéo-russo-ukrainien puis soviétique qui a été le sien. De cette vie ancrée dans un terreau culturel aux composantes diverses puis projetée dans la tragédie guerrière d'après la révolution russe avant d'être broyée par une idéologie meurtrière, il nous est donné de comprendre comment elle irrigue l'œuvre littéraire en construction. La présence de nombreux textes de Babel inédits en français, articles, entretiens, interventions permet de mieux saisir comment s'est forgé au cours de sa brève existence ce que l'on pourrait appeler son art prosaïque : le souci constant du style, l'amour de la prose.

Peut-être ce dernier a-t-il à voir avec son immersion native dans un univers linguistique composite, celui d'Odessa, grand port ukrainien sur la mer Noire, où Isaac Babel est né en 1894 dans une famille de commerçants juifs. « Sur les instances de mon père, j'ai étudié l'hébreu, la Bible et le Talmud jusqu'à l'âge de seize ans, écrit-il dans un texte de 1924. Ma vie à la maison était dure, car on m'obligeait à travailler du matin au soir une multitude de matières. Je me reposais à l'école. […] Pendant les récréations, il nous arrivait d'aller au port, sur l'estacade, ou bien dans les cafés grecs pour jouer au billard, ou encore dans le quartier de la Moldavanka, pour boire dans les gargotes un vin de Bessarabie bon marché. » De cette ville – dont on se souvient peut-être qu'elle possède un immense escalier que le cinéaste Sergueï Eisenstein, qui fut l'ami de l'écrivain, prit pour cadre de la terrible et grandiose scène centrale de son Cuirassé Potemkine –, Babel, vers 1918, écrit à l'attention des lecteurs de Pétersbourg où il est installé : « À Odessa, il y a un port, et dans ce port, il y a des bateaux à vapeur qui viennent de Newcastle, de Cardiff, de Marseille et de Port-Saïd ; des Nègres, des Anglais, des Français et des Américains. Odessa a connu une époque florissante, elle connaît une époque d'étiolement, un étiolement poétique, un peu insouciant et très désemparé. »

Dans les récits qui ont pour cadre ce creuset originel, résonne l'écho des parlers qui ont bercé son enfance dans sa ville natale ainsi qu'à Nikolaïev, où la famille Babel a vécu quelques années. Histoire de mon pigeonnier est le récit aux accents autobiographiques d'un pogrom perpétré en 1905. Porté par la voix d'un écolier de 10 ans, il aurait dû être le premier chapitre d'un ensemble inspiré de son enfance que Babel projetait de publier. En rentrant chez lui, le garçon découvre le corps de son grand-oncle Schoïl, un poissonnier juif tué par des Russes, que le concierge Kouzma est en train de nettoyer : « Le vent te porte comme une feuille pourrie ! a dit le vieillard en me voyant. Ça fait une éternité que t'es parti… T'as vu comme ils l'ont bousillé, notre pauvre vieux… […] Schoïl gisait dans la sciure, la poitrine écrasée, la barbe retroussée, ses pieds nus chaussés de gros godillots. Ses jambes écartées étaient sales, violacées, mortes. Kouzma s'affairait autour de lui, il lui avait attaché les mâchoires et se demandait ce qu'il pourrait bien encore fabriquer avec le défunt. Il s'activait comme s'il venait de faire une nouvelle acquisition, et ne s'est calmé qu'après avoir peigné la barbe du mort. »

La plupart des textes qui composent le cycle d'Odessa, récits, théâtre, scénarios de films, mettent en scène le milieu des gangsters juifs du quartier de la Moldavanka. On y retrouve une galerie de personnages placides et sanguinaires peints avec humour et une attention soutenue portée au détail, au trait physique, au fait de langue qui donne épaisseur et vie à ces figures ambigües. L'une d'elles est Bénia Krik, futur roi de la pègre locale et « héros » récurrent du cycle d'Odessa. Décidé à entrer dans la carrière, il rend visite à Froïm Gratch, un caïd déjà dans la place, principal lieutenant du doyen Liovka Byk : « Prends-moi. je veux m'amarrer à ta rive. La rive laquelle je serai amarré aura gagné le gros lot. […] – Essayons-le sur Tartakowski, a décidé le conseil et tous ceux qui hébergeaient encore une conscience ont rougi en entendant cette décision. […] Chez nous, Tartakowski, on l'appelait “le Juif-et-demi” ou encore “Neuf-casses”. On l'appelait le Juif-et-demi parce que pas un seul juif ne pouvait contenir autant d'arrogance et autant d'argent que Tartakowski. De taille, il était plus grand que le plus grand sergent de ville d'Odessa, et il pesait plus lourd que la plus grosse Juive de la ville. Et on l'avait surnommé Neuf-casses parce quels société Liovka Byk et compagnie avait procédé sur son entreprise non à huit casses ni à dix, mais très précisément à neuf. » Plus tard, devenu Roi, Bénia Krik prélève une dîme sur les revenus des riches habitants d'Odessa. Qu'un éleveur nommé Eichbaum refuse d'obtempérer et le Roi s'en vient nuitamment égorger ses vaches et génisses. L'éleveur est contraint d'accepter un arrangement, lequel perd sa raison d'être à l'instant où « Tsilia, la fille du vieil Eichbaum, s'était précipitée dehors vêtue d'une chemise de nuit décolletée. Et la victoire du Roi s'était transformée en défaite ». Deux jours plus tard, après lui avoir rendu son argent, vêtu d'un « costume orange », un « bracelet en diamants » au poignet, « il était entré dans la pièce, avait salué, et avait demandé à Eichbaum la main de sa fille Tsilia. […] Et il était parvenu à ses fins, Bénia Krik, parce que c'était un passionné et que la passion gouverne le monde. »

Les récits qui composent le recueil Cavalerie rouge sont nourris des quelques mois que Babel a passé comme correspondant pour le journal Le Cavalier rouge durant la guerre russo-polonaise de 1920. Grâce à Maxime Gorki qu'il avait rencontré à Pétersbourg en 1916 et qui lui avait mis le pied à l'étrier en publiant ses premiers récits, il avait écrit une série d'articles pour le quotidien La Vie nouvelle qui ont également été rassemblés en recueil. Et c'est aussi Gorki qui a incité Babel à se lancer dans cette aventure sur le front polonais. S'ils sont d'une autre nature et d'une tonalité fort différente de ceux d'Odessa, ces tableaux expriment la même acuité du regard, une même volonté de plonger par-delà gestes et apparences dans les profondeurs secrètes des êtres. Avec les soldats rouges et les cosaques de la Première armée, Babel (qui écrit ses articles sous le pseudonyme de Kirill Lioutov) sillonne durant sept mois une région à feu et à sang, voit la terreur dans les villes et les shtetls dévastés. Il côtoie des populations affamées, visite des églises détruites, participe à des attaques contre des positions polonaises. Et surtout, il observe ceux dont il partage le sort ou dont il croise un court moment le chemin, leur façon de se mouvoir, de recevoir la lumière. Tel ce commandant de brigade : « Il avançait tête baissée et remuait ses longues jambes arquées avec une lenteur accablante. L'embrasement du couchant se déversa sur lui, écarlate et invraisemblable comme la mort qui approche. » Il lui arrive aussi, en rapportant une parole, d'en faire résonner l'ordinaire pour lui faire rendre un peu plus que ce qu'elle énonce et dont une part reste insaisissable : « Quand on tire sur quelqu'un –je dirais ça comme ça, confie le général Pavlitchenko qui avant la guerre était gardien de troupeau, on peut juste s'en débarrasser : lui tirer dessus, pour lui, c'est comme une grâce, et pour soi, c'est répugnant de facilité, quand on tire, on n'arrive pas jusqu'à l'âme, là où elle est à l'intérieur de l'homme et de quoi elle a l'air. Mais moi, ça m'arrive de pas me ménager, ça m'arrive de tabasser un ennemi pendant une heure ou plus d'une heure, ce que je veux, c'est savoir ce que c'est, la vie, comment elle est vraiment… »

Lecteur et admirateur des oeuvres de Flaubert et Maupassant (à qui il a consacré un récit) Isaac Babel cherche une forme de concision, aspire à un art économe dans la forme et généreux dans ses effets : « Toute ma vie, j'ai presque toujours su “quoi écrire”, mais comme je ne pouvais pas l'écrire en douze pages, comme je me bridais moi-même, il me fallait choisir des mots, premièrement d'une grande portée, deuxièmement simples et troisièmement beaux. »

                                                                                                    Jean Laurenti