L'art, au soleil de Limbour
Réuni pour la première fois, l’ensemble des écrits sur la peinture du poète et romancier tient autant de l’aventure d’un regard que d’une approche poétique de la création.
Écrire en regard d’une œuvre ou à propos d’une toile relève toujours un peu de la gageure. Quel ton, quelle distance choisir qui s’accordent au silence singulier de la peinture ? Mais comme il n’est d’autres moyens que les mots pour rendre compte de la parole muette des peintres, le poète, parce qu’il explore la langue jusqu’aux confins du silence, est souvent —est « nécessairement » disait Valéry — un critique de premier ordre. L’ensemble des écrits sur l’art de Georges Limbour (1900-1970) en apporte la preuve éclatante.
Cette partie quasi ignorée de son œuvre s’inscrit dans la lignée de ceux qui, tels Diderot et Baudelaire, rendent compte des Salons et expositions de leurs contemporains. Poète (Soleil bas), romancier (Les Vanilliers, La Chasse au mérou... ), grand voyageur (entre 1924 et 1935, il a longuement séjourné en Allemagne, Albanie, Égypte, Pologne) et grand amateur de déambulation, Georges Limbour n’aura cessé de parcourir galeries, Salons, musées, ateliers et d’en témoigner dans 28 supports différents, sous son nom propre ou sous pseudonyme (Antimoine Chevalet, André Lacombe, Paul Garance... ) ne serait-ce que pour pouvoir évoquer deux fois la même exposition mais de manière différente. D’où tout l’intérêt de ce livre, véritable panorama vivant de la vie artistique entre 1924 et 1969.
Rebelle à tout discours érudit (« L’idée d’un Congrès sur l’Art me fait vomir. [...] Le bavardage pseudo-poétique, pseudo-philosophique, pseudo-sorcier et pseudo-religieux est un fumier qui ne peut servir d’engrais »), c’est la chronique qui lui plaît, un genre propice à la liberté de ton, aux digressions comme aux confidences. Cet aveu, par exemple, quand il reconnaît que « la couleur des trottoirs sous le soleil ou la pluie le prédisposent à accueillir avec plus ou moins de faveur ou d’enthousiasme, les mondes colorés qu’il verra bientôt».
Deux grands noms dominent ses chroniques sur l’art : André Masson et Jean Dubuffet. Au premier, dont il fréquenta très tôt l’atelier de la rue Blomet, il doit les éléments essentiels de sa relation à la peinture. De ce « peintre des grâces et des violences de la nature», il loue le travail de la main et se montre particulièrement sensible à sa tendance littéraire même si celle-ci n’est plus au goût du jour : « Tout ce qui est pensée et sentiment, on appelle cela, en peinture, péjorativement, de la littérature ». Chez Jean Dubuffet, qui fut son condisciple au lycée du Havre, et sur l’œuvre duquel il fut le premier, dès 1944, à attirer l’attention — « C’est un événement sensationnel dans notre vie lorsque nous est révélée une œuvre nouvelle, dont les moyens ne sont empruntés à aucune école précédente » —, il admire l’homme rejetant toutes les conventions, et une œuvre où rayonne la magie de la matière. Un « matérialisme irréaliste » passant par la joie sensuelle de palper, de triturer crèmes et pâtes. « Junon éprouvait une telle volupté à sentir inépuisablement ses mamelles couler, inondant le ciel de voies lactées. »
Le corps, les sensations et le métier, Limbour aime les peintres qui ont l’amour du travail bien exécuté et qui savent l’entraîner dans un hymne d’allégresse par la couleur, les belles proportions, une sensation de touches, de substance. « La matière, quand elle est traitée décemment, avec respect, comme expression de la pensée, et même comme le seul moyen par lequel la pensée puisse s’exprimer, est ce qu’il y a de plus hautement spirituel, et c’est de sa profondeur que sourd la plus forte émotion. » La peinture qu’il aime doit être en relation avec le monde réel, comme celle de Picasso dont il admire le caractère d’universalité. « Issue du réel, elle recrée un univers complet auquel ne manque aucune forme vivante ou inanimée, exprimé dans son essence ». À côté de Picasso et de ceux qui ont changé le destin de la peinture — Masson, Léger, Braque, Miro — , il aime les peintres qui savent faire entrer « un monde (de formes, d’émotions, d’intentions) dans le plus humble élément de (leur) œuvre ». C’est pour cela qu’il restera toujours dubitatif face à l’art abstrait qu’il préfère nommer « art inobjectif ». Face à cet art qu’il trouve ennuyeux, qui « tourne le dos au réel » et n’est qu’« une solution paresseuse dont se contentent seulement les maladroits, les ignorants et les impuissants de l’imagination », il va jusqu’à l’imaginer en frère jumeau de l’espéranto, cette langue née à la même époque (vers 1912), cultivée dans les mêmes pays et destinée à un même usage mondial, avant de conclure que, comme à cet espéranto, il manquera toujours à l’art abstrait « une littérature et des racines dans une terre vivante ». À Delaunay seul, il reconnaît un véritable sens de la peinture. Sinon son goût va de Fautrier — dont les tableaux semblent lancer un défi à l’art de peindre tant ils sont « une sorte de cataplasme au rayonnement magique, une inquiétante cuisine de sorcier passionnément malaxée en vue d’inspirer un sentiment tragique » — à Rothko, en passant par Soutine, Modigliani, Nicolas de Staël, Raoul Ubac, Tal Coat — qui « s’efforce de donner de la nature et de l’homme la vision la plus nue, la plus primitivement sensuelle et magique, et la moins conceptuelle » — , Balthus, dont la manière, nous dit-il, emprunte autant à la peinture de foire qu’à celle des musées, Paul Klee, dont la peinture « a des yeux de chats », de « lucides insomnies » et de « délicieux éclats de rire » Il s’intéresse aussi aux dessins d’Henri Michaux, aux hauts-reliefs de Pierre Bettencourt, tout comme il porte attention à des artistes moins connus comme Amédée de la Patellière, Elie Lascaux, Suzanne Roger, André Beaudin, Eugène de Kermadec.
Par contre, il déteste Salvador Dali, Magritte, Bernard Buffet, dont la peinture est celle de la « propagande et du dégoût » et se montre impitoyable envers ceux dont « les couleurs semblent avoir été étendues par un pinceau qui avait balayé des toiles d’araignée ». Il ne trouve dans l’expressionnisme qu’« esprit de lourdeur »mais aime la sculpture — « maints de nos contemporains professent encore a l’égard de la sculpture la même opinion que les gens de la Renaissance » — d’Henri Laurens ou de Germaine Richier. Car Limbour se passionne pour beaucoup de choses, s’intéressant à la gravure, aux peintures d’enfants, à la tapisserie, à la céramique autant qu’aux arts africains, à l’art japonais, aux pigeons dans les beaux-arts, aux défilés de haute couture ou à l’art de la miniature même si, dans une telle exposition la présence de nombreux amateurs « serrés et penchés comme de gros chiens autour de la même assiette » la force à « une démarche en zigzags, avec maints retours en arrière ».
C’est que chez lui le plaisir d’écrire relaie le plaisir de voir. D’où les nombreuses digressions ou anecdotes qui émaillent ses chroniques. Il peut ainsi évoquer un souvenir d’enfance ou une ascension de l’Etna pour traiter de la matière picturale qu’affectionne Dubuffet, ou partir du cadeau que vient de lui faire une jeune fille — un grillon emprisonné dans une boîte d’allumettes — pour introduire un texte sur André Masson. Ailleurs, il raconte comment il s’est fait subtiliser son catalogue lors d’un vernissage ou se plaint de la musique que diffusent certaines galeries. « La peinture ne peut s’apprécier que dans le plus grand silence et il faut se boucher les oreilles pour pouvoir ouvrir les yeux. » Il peut aussi se plaire à imaginer un retournement de situation tel que ce serait les objets qui se mettraient à prendre le peintre pour modèle, histoire de nous le montrer dans le feu de l’inspiration ou de sa concentration. Parfois il se fait encore plus fantaisiste, affirmant que le marc de café est « avec la brouette une des plus belles inventions humaines » que la Floride est « un pays où l’on se promène volontiers la nuit » ou prend la défense de la Pologne, estimant que ce n’est pas de sa faute si elle est « neigeuse et slave ». Une façon de s’enchanter sans se leurrer, de savoir se décaler légèrement, à l’image de ce qu’il décèle chez Man Ray : « Avec lui nous sommes toujours, un peu, à côté de la chose. Grâce à cet à-côté, nous sommes presque déjà au cœur de la poésie. »
Une poésie constamment présente au fil des émouvants portraits d’Apollinaire, de Max Ernst, de D.-H. Kahnweiler ou des visites des ateliers de Giacometti, Braque, Ubac, Germaine Richier, Picasso... Une manière de constater combien le véritable artiste est d’abord un être qui vit dans l’univers et se montre doué de « ce sens universel qu’on appelle génie poétique, intuition des forces et correspondances secrètes du monde».
Richard Blin