LE TROISIÈME OPUS DE JEAN-CLAUDE CAËR FILE VERS L’EMPIRE DES SIGNES, RÊVE D’UNE MÈRE DISPARUE, PARMI TOUTE UNE NASSE DE RÉALITÉS MULTIPLES ET FUYANTES.
Dans La Ballade de Narayama, la tradition ubasute pratiquée dans les provinces centrales de Shinano veut que leurs habitants, une fois atteint l’âge de 70 ans, se rendent, aidés par un fils, dans la montagne de Narayama pour y mourir. Jean-Claude Caër, dans son nouveau livre Devant la mer d’Okhotsk, fait un peu le même trajet : il se rendit sur l’île d’Hokkaido pour y faire mourir en lui sa propre mère, c’est-à-dire l’accompagner vraiment au pays des morts, comme le fils du film d’Imamura eut à le faire. Cette coutume ancestrale n’est pas celle de Caër, mais son geste l’affleure et la touche. On se souvient des larmes qu’Ulysse, au jardin d’Alkinoos, cacha sous ses haillons, comme en retrait de lui-même et, pourtant, tout dévoué et exposé au plus profond de sa vérité. Le voyage de Jean-Claude Caër implique toute cette dimension de deuil et de reconnaissance du deuil. Quand bien même il semblerait qu’il ne la dit que pour nous en détourner, il n’est pas anodin que le livre nomme la mère à la page 13, et que celle-ci soit ensuite appelée, regardée ou souvenue douze fois jusqu’à la dernière page.
Aucun effet d’insistance pourtant, car ce sont davantage les situations, les notations, les détails du parcours et du voyage, les amis rencontrés, l’incongruité parfois de l’ordinaire, tel qu’il apparaît à l’occidental, qui ponctuent ce livre versé à toutes les beautés sensibles. L’occidental, véritable sujet hors du cercle sumo, comme l’écrivait Jacques Dupin dans son De nul lieu et du Japon, s’il reconnaît les mots de politesse, voire s’essaye à l’apprentissage du japonais, n’en reste pas moins aussi lointain de sa linguistique que Plume de la Grande Garabagne. Car seul compte l’acte du voyage et son infinie résonance dans la solitude clandestine de l’hôte lui-même. Les dernières pages le disent noir sur blanc, l’aveu qui s’y énonce étant celui d’un homme qui sait combien l’homme passe l’homme, ceci n’étant pas sans écho à la phrase de Pascal qui ouvre Devant la mer d’Okhotsk : s’« il n’y a point d’homme plus différent d’un autre que de soi-même dans les divers temps », alors le livre de Caër en est la flèche tirée, le trajet conduisant vers une cible invisible et pourtant atteinte.
Écoutons les inflexions de son vers telles qu’elles viennent agir le voyage lui-même et embarquer la narration : « Je t’écris de l’hôtel Akihabaradans le quartier de l’électronique./J’ai vu les rizières bien ordonnées,/les reflets de l’eau dans les champs découpés./Et puis la jungle, les très jeunes arbres touffus et tordus. (...) L’architecture sévère, abrupte de Tokyô./ Les petites rues à l’ombre m’attendent alors que le soleil éclate/sur les grandes avenues, les dôri./Les magasins, les boutiques regorgent de téléphones portables,/ des coques vides d’ordinateurs flambant neuf./ Je cherche ton visage au pays étrange (étranger) ». Ou encore, laconique, elliptique, et fascinant par la miniature qu’il compose ce « Une croix/Sur un bâtiment gris/ Perdue dans Tokyô ». Ce motif se recroisera avec une autre scène, quasi cinématographique, et très émouvante : « Je me souviens de F. qui dans la station shinjuku/ Cherchant la sortie en vain/ S’est mise à pleurer ».
Bien d’autres saynètes, mais le mot ne convient pas, accompagnent le lecteur, comme main dans la main, même si le narrateur précise, à la fin du livre, à sa sortie ou à son issue, que oui-non « je n’ai rien à raconter./ Pas d’histoires, pas d’anecdotes/ Seulement des sensations diffuses, des malaises, Une solitude appuyée », avant de nous embarquer dans Sapporo auprès de jeunes collégiennes en uniformes « (cotonnades bleues et chaussettes blanches) ». Ou bien encore nous convoque-t-il à s’émerveiller d’une très petite salamandre : « Vu une petite salamandre/près de l’érable du Japon Shindeshojo/Que je viens de planter./Ses feuilles frémissent dans le vent fou/ Tous les arbres agitent leurs feuilles dans le vent d’est violent./ J’aperçois la mer déchiquetée au loin au-dessus de la baie./ Petite salamandre encore vive, gluante,/ Trouvée dans le lierre./ Sur le plat de la pelle froide/ Elle accroche ses pattes et se meut lentement ». La sapidité du réel convoqué ici traverse toute chose, un simple bol de bouillon devenant une mer entière, l’herbe qui y nage le fil d’un rapport ténu d’ici à là-bas.
par Emmanuel Laugier