Le Monde des Livres - Carnets passés au tamis du temps, par Monique Pétillon

 Le Monde des Livres - Carnets passés au tamis du temps, par Monique Pétillon
05 avril 2013

Carnets passés au tamis du temps 

Le poète Philippe Jaccottet, 87 ans, a relu ses notes – un demi-siècle d'écrits – une dernière fois. Taches de soleil, ou d'ombreen rassemble les pépites.

Longtemps, Philippe Jaccottet s'est refusé à parler de ses proches dans ses livres. La publication de Taches de soleil, ou d'ombre, pages de carnets inédites de ce grand poète discret, soucieux d'effacement et de justesse, est un événement. Comme les trois volumes de notes de La Semaison(Gallimard), ces Notes sauvegardées 1952-2005 (son discret sous-titre) mêlent promenades, méditations poétiques, récits de rêves. Mais, évoquant désormais plus librement souvenirs, voyages, rencontres, anecdotes, elles font davantage de place à l'amitié et à l'émotion.

Ce livre paraît avant l'édition prochaine de “La Pléiade”, préparée par le Centre de recherches sur les lettres romandes (Université de Lausanne), sous la direction de José-Flore Tappy, qui regroupera les œuvres majeures – un volume pour lequel Philippe Jaccottet a proposé une architecture chronologique. Au moment de classer les archives, que faire de ces trente cahiers manuscrits ?

« J'ai envisagé, raconte-t-il, de les détruire, sachant très bien que, même si je formulais des interdictions, elles ne seraient pas respectées par un maniaque qui voudrait qu'une édition posthume fût complète. Et c'est pourquoi, en prévision de cet autodafé, que peut-être je ne pourrai pas accomplir parce que c'est difficile de se séparer de ce qui vous a accompagné toute une vie, j'ai relu toutes ces notes et copié celles qui me semblaient avoir été trop sévèrement écartées des volumes précédents.
J'ai l'exemple de Gustave Roud [poète et photographe suisse, 1897-1976] : je me suis occupé de ses carnets inédits après sa mort. Il n'avait donné aucune indication. J'ai décidé de faire une publication en supprimant quelques textes, j'ai été très sévèrement critiqué. Moi, je connaissais bien Gustave Roud depuis ma jeunesse et je savais qu'il était extrêmement pudique sur sa vie privée. Les fanatiques ont eu le dessus. On dispose d'une édition en deux volumes avec des commentaires. Bon, très bien. Mais il n'est pas question que cela arrive pour moi. »

C'est à la fin de son séjour à Paris (de 1946 à 1952) que Philippe Jaccottet, tout en donnant des chroniques de poésie à La NRF, a commencé à tenir des carnets. « Jeune poète, en Suisse, j'aurais trouvé inacceptable d'écrire des notes. Il y a pourtant des voyages en Italie dont j'aurais aimé garder quelques traces. C'est à Paris que j'ai découvert les qualités de la prose, et commencé à noter des détails. À cette époque, j'aurais rêvé d'être Tchekhov – que m'avait fait découvrir mon colocataire Georges Borgeaud [écrivain, 1914-1998]. »

« Garder un contact  »

La plupart des notes suivantes ont été écrites à Grignan, où le poète et son épouse Anne-Marie se sont installés en 1953, pour écrire et pour peindre. « Les premières années, reprend Philippe Jaccottet, je passais une grande partie de la journée à traduire Musil. La note était un moyen de garder un contact avec le monde poétique, je ne m'en suis jamais défait. J'ai trouvé dans Littré ce beau mot de "semaison" qui m'a paru convenir à cet ensemble de choses vues, choses lues, choses rêvées. Il y avait là des espèces de graines qui pouvaient s'épanouir en poèmes. »

Plus orienté vers la prose, Taches de soleil, ou d'ombre n'est certes pas un journal intime. Mais, ajoute-t-il, « c'est un volume plus privé, concernant ma famille, des visites à des amis. J'ai gardé des éléments plus anecdotiques, que je n'aurais pas laissé passer dans mes textes précédents. Il y a même des portraits de personnages de Grignan qui m'avaient touché. Ce sont des notes que j'écrivais pour La Feuille d'avis de la Béroche, le petit journal de mon beau-père, qui était imprimeur. »

La mort de son beau-père, celle de sa mère, qui ont inspiré les recueils Leçons (Payot, 1969) et Chants d'en bas (Payot, 1974), sont évoquées dans des pages admirables et glaçantes. Ces notes, dont la relecture a été douloureuse, n'auraient sans doute pu être publiées plus tôt. On croise aussi, fugacement, les enfants, alors tout jeunes, du poète : sa petite fille de 5 ans observant un fennec ou, dans un poème, son fils Antoine Jaccottet qui, devenu éditeur, accueille aujourd'hui ce volume dans la maison qu'il a fondée en 2008, Le Bruit du temps.

Même liberté désormais pour mentionner des amis poètes, rappeler des rencontres. Des visites pour revoir Henri Thomas et Francis Ponge. Un passage chez René Char, aux Busclats, avec le poète estonien Ivar Ivask. Une rencontre avec Michel Leiris, lors de l'enterrement de la mère de sa cousine, Annette Giacometti. « Il faisait partie de ce groupe qu'elle avait découvert avec émerveillement lorsque Alberto Giacometti l'avait enlevée de Genève et emmenée à Paris. »

Parmi ses contemporains, il cite Yves Bonnefoy (né en 1923), au nombre de ceux pour lesquels il a « le plus d'admiration et d'affection ». Et, surtout, « à cause de sa fidélité inébranlable à l'essentiel », André du Bouchet (1924-2001), à qui il a consacré un « tombeau », Truinas le 21 avril 2001 (La Dogana, 2004).

Les notes inédites de Taches de soleil, ou d'ombre retracent le parcours d'une vie, mêlant deuils et allégresse, instants de doute ou de plénitude.

Philippe Jaccottet a choisi de le clore par un épilogue harmonieux, où se répondent le jardin sous les étoiles, la musique de Bach et la peinture de Poussin. « Il me plaît qu'il s'achève ainsi sur la figure dansante de Flore et si loin de nos débâcles. »

                                                                                      Monique Petillon

Amitiés, admirations, méditations

Lire Philippe Jaccottet, c'est accepter de le suivre sur un chemin couleur de terre – qu'il relise La Sente étroite du bout du monde, du poète japonais Bashô, ou qu'il écoute le Voyage d'hiver, de Schubert. Si, dans les pages inédites de Taches de soleil, ou d'ombre, il fait place aux proches, aux amis, en évoquant des rencontres, ce n'est jamais en « chroniqueur » ni en « archiviste ». Puisé dans les mêmes carnets que les trois volumes de La Semaison, ce recueil de Notes sauvegardées en diffère, parce qu'il procède d'un regard rétrospectif. Mais la « texture » de l'œuvre est bien la même : il s'agit, ici et là, de « prononcer juste ». D'atteindre, par-delà la prose, « ce corps sensible qu'est toujours un poème ».

Les sensations fraîches liées au paysage sont présentes, par touches : le chant du loriot, d'une tranquillité étrange, des fleurs vues à la fin d'une marche. La tonalité dominante est l'admiration pour les grandes œuvres, inlassablement relues : Leopardi et Senancour, Hölderlin et Mandelstam, Roud et Ungaretti. Et pour les « concentrés de silence » de la peinture de Morandi.

Parmi les merveilles qu'offrent ces inédits, une méditation magnifique sur une phrase de l'Apocalypse (« Écris à l'ange de l'église de Laodicée ») : « Cette phrase m'avait donc touché à la façon d'un air de musique qui nous hante sans qu'on sache bien pourquoi, ou comme certains vers, certaines phrases : ainsi, plus tard, celle de Chateaubriand citée par Arland dans La Consolation du voyageur : “On croyait entendre cet oiseau sans nom qui console le voyageur dans le vallon de Cachemire”. »

                                                                                      Monique Petillon

Extrait (1962)

« Le loriot s’éloigne à mesure que je m’avance sous les chênes – comme dans les anciens contes ; un seul instant, je l’aperçois comme une plante qui vole et chante. Les chemins sont suspendus entre les champs et la forêt comme des galeries (et je repense à celles qui conduisent à des grottes sacrées, je ne sais où en Chine).
D’un côté j’ai le ciel, à ma gauche le ciel, la rue sur les
lointains, l’ouvert ; à ma droite il y a la maison d’arbres, la maison d’yeuses, avec ses fenêtres et ses habitants, les oiseaux pareils à des lampes. On marche ainsi entre le secret et l’aveu, la retraite d’ombre et le risque, et c’est cette double possession qui est belle. »