Le Monde des Livres - Ralph Dutli, haut en couleurs

 Le Monde des Livres - Ralph Dutli, haut en couleurs
25 2016

Ralph Dutli, haut en couleurs

L’écrivain suisse allemand, polyglotte et érudit, place le peintre Chaïm Soutine au centre de son premier roman. Au musée de l’Orangerie, à Paris, il évoque avec fougue l’artiste russe et ses dernières heures.

Un jour, c’était en 2012, un Suisse allemand a déboulé à Paris. Son nom : Dutli. Son prénom : Ralph. Un seul livre traduit. Et des poèmes par-dessus le marché (Novalis au vignoble, Le Bruit du temps, 2009). Autant dire que l’homme était inconnu ou presque du public français. Pourtant, il avait suffi de le rencontrer une fois, cette année-là, pour avoir le tournis. Déjà…

Dutli parlait toutes les langues. Il sautait du russe à l’allemand, plaisantait en italien et expliquait dans un français éclatant qu’il venait de « rompre avec Mandelstam ». La biographie qu’il publiait alors mettait un point final à sa fréquentation du poète russe Ossip Mandelstam (1891-1938). Et un point d’orgue à l’un de ses projets les plus titanesques : établir pour un éditeur suisse ses œuvres complètes, soit dix volumes, des millions de caractères. Il y avait consacré vingt-cinq ans de sa vie.

« Soixante-treize mille heures exactement », disait-il à l’époque en riant. Il parlait d’Ossip et de sa femme Nadejda comme s’il les avait quittés la veille. À cette occasion, on avait découvert la merveilleuse biographie – si limpide, si émouvante – qu’il venait de consacrer à son héros, Mandelstam, mon temps, mon fauve (Le Bruit du temps, 2012), et l’on avait été ébloui. Encore aujourd’hui on revoit ce génie aux travaux forcés, mourant de faim, grelottant du côté de Vladivostok et s’accrochant encore aux mots contre tout espoir. Tel était donc le souvenir qu’on conservait de Ralph Dutli. Un sexagénaire pétillant. Un original mu par une force intellectuelle hors du commun. Le gai savoir emportant tout sur son passage. Une tornade d’érudition.

Eh bien… on n’avait encore rien vu ! Car voici que nous arrive ces jours-ci ce qui est peut-être le cadeau de cette rentrée étrangère. Le « nouveau Dutli » ! En ce lundi du mois d’août, l’homme nous attend au musée de l’Orangerie, à Paris. Il arrive d’Heidelberg, en Allemagne, où il habite. Ses cheveux ont blanchi. Il porte une chemise à carreaux type bûcheron et, sur l’épaule, un sac de toile où l’œil s’attarde. Qu’est-il écrit ? « Tolle, lege. » Dutli s’amuse. « Ah ! vous regardez cette inscription… Oui, c’est du latin. Saint Augustin… Ça veut dire “Prends et lis” mais en allemand… Vous comprenez l’allemand ?… Les mêmes mots ont une autre signification. “Tolle Lege”, ça désigne littéralement un magnifique endroit où l’on dépose ses affaires. »

Un chien bariolé, un peu fou

Une caverne d’Ali Baba ? Pourquoi pas. Plus tard dans la conversation, Dutli sortira du sac magique quelques trésors signés de lui. Des livres non traduits montrant son originalité et son éclectisme. Une petite histoire de l’Europe vue à travers la culture de l’olivier (Liebe Olive. Eine kleine Kulturgeschichte, Wallstein, 2013). Une autre racontée au prisme de sa passion gourmande pour les abeilles et pour le miel (Das Lied vom Honig, Wallstein, 2012). Des ouvrages sur le XIIIe siècle français. Les Fatrasies d’Arras, des « poèmes absurdes » qu’il a traduits, des enchantements de non-sens et de fantaisie. « La France ignore ses richesses médiévales, s’enflamme-t-il. Ces joyaux littéraires témoignent d’une liberté, d’une imagination… L’avant-garde européenne de la littérature, c’est le XIIIesiècle français ! Croyez-moi, quand je publie ces livres de l’autre côté du Rhin, les Allemands sont épatés… On m’a même accusé d’être un faussaire, d’avoir écrit tout ça moi-même… Eh bien non, je ne suis pas un faussaire. »

Pas un faussaire, mais ce qu’on appelle en allemand « ein bunter Hund ». Un chien bariolé, un peu fou et qui court partout… C’est important de comprendre ça avant de parler de son nouveau livre. Dutli n’est pas seulement « l’homme de Mandelstam », comme on le croyait. Il a trente-cinq ouvrages à son actif ! Des poèmes, des essais, des traductions. « Pas très facile de faire le portrait d’un bunter Hund. » Il rit… « Je n’aimerais pas être à votre place… »

Enfin, on entre dans le vif du sujet. Car si on est là aujourd’hui, à l’Orangerie des Tuileries, c’est, on l’a dit, à cause du « nouveau Dutli ». Un roman, cette fois – il n’est jamais trop tard pour céder aux délices de la fiction. Il porte sur l’une de ses idoles – une autre –, le peintre russe Chaïm Soutine (1893-1943), qui trône tout en haut de son panthéon artistique depuis qu’il l’a découvert dans les années 1980, quand il vivait en France.

C’est grâce donc à Soutine que nous sommes là. Fi des Nymphéas de Monet ! Direction, l’étage inférieur. En bas de l’escalier, nous y sommes. Le saint des saints. La collection Walter-Guillaume. Il a les yeux qui brillent. « Tenez, dit-il en montrant un Soutine de 1918, Paysage avec personnage. Voilà la toile qui fait la couverture de mon livre. Ce qui me fascine, c’est cette petite silhouette qui titube. Elle avance vers le haut du tableau. Un ciel laiteux, un paradis blanc. Avec, tout autour, des arbres qui tremblent, des maisons qui tremblent. Tout le tableau est un tremblement de terre. Un éboulis de couleurs… Quand j’ai vu ça pour la première fois, j’ai eu le souffle coupé. Une telle puissance. Une telle force… Modigliani est tout sage à côté, tout gentillet… »

Le moindre coup de brosse de Soutine lui est familier

Cela faisait des années que Dutli voulait écrire sur Soutine, mais après Mandelstam, pas question de refaire une biographie. L’homme n’est pas du genre à se répéter. Alors quoi ? Ces gibiers écorchés, ce poulet plumé, cet apprenti pâtissier, cet enfant de chœur… il les connaissait par cœur. Le moindre coup de brosse lui était – lui est – familier. La symbolique des couleurs. Les cinquante nuances de rouge « qui représentent la vie, le sang, le pouls, la pulsation ». Le fameux blanc Soutine aussi « qui n’est jamais une absence de couleur mais, au contraire, celle qui les contient toutes… » Bref, il avait tous les éléments en tête mais… ça ne faisait pas un roman. Il lui manquait quelque chose. « La porte d’entrée du livre. »

Et comme on n’est jamais à l’abri d’une surprise avec Dutli, il raconte que c’est la morphine qui l’a sauvé. Un jour, la sculptrice Chana Orloff lui a décrit le dernier voyage du peintre. « Pas dans une ambulance mais dans un fourgon mortuaire. Soutine vivait près de Chinon. Il avait un ulcère gastrique qui avait dégénéré en péritonite. Estomac perforé. Hémorragie. Pour l’opérer, il fallait le transporter à Paris, mais en 1943, un peintre juif, avec des faux papiers… Il s’est caché dans un corbillard qui a rejoint Paris en zigzag, évitant les endroits trop dangereux. Et comme le voyage a duré vingt-quatre heures, il a fallu le bourrer d’antidouleur… »

Le génie de Dutli, c’est d’avoir utilisé ce délire morphinique pour mêler les faits véritables aux hallucinations. Tout se mélange. Tout est flou. Comme le petit personnage qui titube dans le paysage qui tremble. C’est ce qui donne au livre sa véritable dimension. Bien plus que l’histoire d’une vie, c’est une allégorie. C’est la fable métaphysique et universelle d’un homme qui a honte de ce qu’il fait (il a enfreint l’interdit religieux, il représente des hommes et des animaux) mais qui est un drogué de la couleur et ne peut pas s’empêcher de peindre. C’est le drame d’un homme qui se demande où est Dieu et ce qu’il peut bien fabriquer au milieu de cette barbarie nazie. C’est l’histoire merveilleuse d’un homme qui s’appelle Chaïm (« vie », en hébreu) et qui roule vers la mort…

Tout ça est à l’image de Dutli. Passionné. Plein de vie. De sève. De couleurs. Ça paraît triste ? Pas du tout. On est dans le corbillard avec Soutine, on rit, on souffre, on s’émerveille. Et si vous ne le croyez pas, suivez le conseil de saint Augustin. Prenez et lisez.

Parcours. Ralph Dutli

1954. Ralph Dutli naît à Schaffhouse (Suisse).
Années 1970-1980. Études de littérature française et russe à Zurich et Paris.
1985-2000. Il traduit du russe à l’allemand les Œuvres complètesd’Ossip Mandelstam (10 volumes, éditions Ammann, Zurich).
2009. Novalis au vignoble et autres poèmes (Le Bruit du temps).
2012. Mandelstam, mon temps, mon fauve (Le Bruit du temps/La Dogana).
2013. Le Dernier Voyage de Soutine obtient plusieurs prix en Allemagne.

Critique. À travers les vapeurs de la morphine

Des carmins, des pourpres, des rubis. Ce livre flamboyant est un hymne à la couleur. Comme il se doit, sans doute, pour raconter la vie d’un peintre… Pourtant, c’est en noir et blanc qu’il commence. Dans une Citroën corbillard, sous un linceul immaculé – une parfaite scène de film. Nous sommes le 6 août 1943. En pleine France occupée, le peintre juif russe Chaïm Soutine (1893-1943) doit quitter Chinon pour rejoindre Paris et tenter l’opération qui seule pourra – peut-être – lui sauver la vie. Comment faire ? Cacher son corps déjà livide au fond d’un fourgon mortuaire : voilà son idée. Quand la voiture s’ébranle, les chauffeurs n’en reviennent pas. Jamais encore ils n’ont transporté de cadavre vivant… Le titre est explicite, ce sera le dernier voyage de Soutine. Pendant trois jours (il meurt le 9 août à 50 ans), le peintre revoit sa vie à travers les vapeurs de la morphine. Du shtetl biélorusse à l’effervescence de Montparnasse, de l’extrême pauvreté au surgissement providentiel du pharmacien-mécène de Philadelphie, de Modigliani à l’École de Paris, tout défile. Dutli est un conteur hors pair. Mi-vrai mi-(ré)inventé, son livre est à la fois filmique, biographique, poétique et ultra-romanesque. Un régal où tout se mêle, histoire de l’art et histoire tout court, mots, images, délires, cauchemar, fièvre de peindre. Ce qui reste à la fin, c’est ce que ce Soutine appelait « l’unique solution ». « La religion » ou la drogue de la couleur. Tout ce qui pigmente et pimente la vie.

Extrait du Dernier Voyage de Soutine

« Soutine marmonne quelque chose, on dirait un bruit de lèvres sur le bord d’une tasse (…). Couleurs et douleurs sont sœurs, oui, certainement. Elles sont incurables, même si les couleurs finissent par devenir cicatrices. Non, la couleur devrait incarner les deux à la fois, la douleur palpitante et la cicatrice persistante. Tout laisse des cicatrices. Tout. Un corps indemne, ça existe peut-être dans la statuaire grecque, l’Égypte ancienne ou chez Modigliani. Pour Soutine, il n’y a pas de corps indemne, rien que des corps abîmés, noueux, malmenés. Rien dans la vie n’est resté intact, rien n’est réparable. Ce sont les seuls principes qu’il veuille accepter. Il veut que les couleurs se frottent, se griffent, se révèrent, se maudissent, s’injurient, s’élèvent et s’écrasent jusqu’à livrer, balbutiantes, leur bonheur cicatriciel. » (p. 106-107)

                                                                                      Florence Noiville