Depuis longtemps, Cécile Wajsbrot songeait à « Plein ciel ». Il lui fallait retrouver l’amie de la famille disparue dans un accident d’avion quand elle avait 5 ans
Dans La Légende des siècles, on se souvient peut-être que Victor Hugo faisait se succéder les poèmes « Pleine mer » et « Plein ciel », le premier achevant son tumulte d’alexandrins sur une invitation à se tourner vers la promesse du second : « Regardez là-haut »... Cécile Wajsbrot a- t-elle suivi la suggestion du poète ? Elle le donne à penser dans son nouveau livre, Plein ciel, deux ans après la réunion d’un précédent cycle romanesque sous le titre de... Haute mer (Le Bruit du temps, 2022).
Plein ciel est en réalité un projet plus ancien, lié en tout cas à une expérience lointaine, qui a marqué l’enfance de l’écrivaine : la disparition d’une amie de ses parents, hôtesse de l’air, dans le crash du vol AF 406 Brazzaville-Paris, le 10 mai 1961, dans le désert algérien. « C’était quelqu’un que j’aimais beaucoup, explique Cécile Wajsbrot au “Monde des livres”, qui représentait le voyage, l’aventure dans ma vie d’enfant, et tout à coup plus de nouvelles. Je ne comprenais pas ce qui se passait, ou peut-être ai- je trop bien compris, je ne sais pas... En tout cas, j’ai essayé de raconter le dévoilement de la vérité comme il s’est déroulé, avec les mêmes souvenirs et les mêmes trous dans la mémoire. »
Fondé sur un fait réel, et un traumatisme authentiquement vécu – « Tout est vrai », insiste malicieusement la romancière –, Plein ciel n’est pas pour autant un simple récit autobiographique, ou une stricte enquête documentaire, même si le livre s’appuie sur d’abondantes recherches au sujet de ce crash dont on n’a jamais su les raisons exactes. Ainsi le livre est-il conçu selon un dispositif textuel et poétique original, qui mêle un chœur antique à un riche réseau de références – musicales, littéraires, cinématographiques... – sans jamais perdre le fil d’une histoire pleine de mystère, et même de suspense. « Cette histoire a régulièrement refait surface, explique l’autrice. Il y a plus d’une trentaine d’années, dans une foire aux livres, m’était venue l’idée de chercher un journal de cette époque, et j’ai trouvé un numéro de Paris Match... Je ne sais plus ce que j’en ai fait, je voulais le relire pendant que j’écrivais Plein ciel, mais impossible de remettre la main dessus ! C’est là en tout cas que j’ai vu qu’il s’agissait probablement d’un attentat et non d’un incident technique, comme je l’avais toujours cru. »
Cécile Wajsbrot a également été en relation épistolaire avec la sœur de la disparue, mais cela n’a pas vraiment abouti à une rencontre... Plus importante est peut-être la part de son éditeur, Antoine Jaccottet, fondateur de la belle maison Le Bruit du temps, qui semble vouloir accompagner son œuvre sous tous ses aspects : il a ainsi tenu à publier un recueil d’essais, Le Jour d’après, en même temps que Plein ciel, en insistant sur la cohérence d’ensemble du travail de la romancière. Même si cette dernière ne lui montre son manuscrit qu’une fois qu’elle le juge fini, on devine entre eux un climat de confiance particulier, et sans doute cela a-t-il favorisé le déclenchement du projet : « Les recherches ont débuté quand j’ai compris que je voulais écrire non cette histoire, mais autour de cette histoire. »
Ecrire « autour de cette histoire », cela signifiait trouver une forme qui ne soit pas linéaire, mais parvienne à intégrer les éléments d’une enquête authentique, fût-elle sans conclusion sûre : « Je tiens au roman, à la fiction, explique l’écrivaine, mais je cherche d’autres voies qu’un récit traditionnel. La narration existe, il y a un fil qui la parcourt, mais elle est enrichie d’autres apports, un peu comme des affluents qui viennent nourrir le fleuve. Avec l’espoir que tout se fonde dans un même flux. » Ce flux nous emporte, en effet, dans un mouvement qui est d’abord celui des voix, essentielles dans la respiration plurielle, presque chantée, du livre : « Je travaille toujours à l’oreille, le rythme est important. Avant, je faisais une relecture à haute voix, mais elle n’est plus nécessaire, c’est comme si j’avais incorporé ce rythme... Et cela faisait longtemps que je voulais écrire un roman avec un chœur. J’ai beaucoup lu sur les chœurs avant de commencer à écrire, j’en ai beaucoup écouté aussi. Sans doute est-ce d’ailleurs la première idée que j’ai eue sur la forme que prendrait ce roman, avec la difficulté, cependant, d’utiliser des moyens très anciens – le chœur, “la” coryphée (je l’ai féminisée...) – dans une narration contemporaine, où il est question d’avions, de voyages dans l’espace, d’Internet ou de Facebook. »
C’est précisément cette association du contemporain et de l’immémorial qui donne sa force spéciale au livre, où les interrogations sur un destin singulier rencontrent les échos tragiques de toute vie, sans emphase, avec l’espèce de naturel que confère également au texte le motif des oiseaux, qui ne cessent poétiquement de le traverser. On devine que ce naturel a dû être très travaillé, et Cécile Wajsbrot le confirme : « J’ai tout repris au bout de la troisième version et, alors que depuis une dizaine d’années je travaille directement à l’ordinateur, là j’ai repris, comme avant, un cahier, un stylo, et j’ai tout réécrit. Bien sûr, il y a des passages entiers que j’ai recopiés, mais il fallait réécrire ceux-là aussi, littéralement, pour peut-être les éprouver physiquement à travers l’écriture manuscrite... » C’est bien au partage de cette expérience sensible que nous invite alors Plein ciel, ouvert magnifiquement à l’infinie rêverie de toute disparition.
Par Fabrice Gabriel