Le Monde : Un livre de guerre, par Tiphaine Samoyault

 Le Monde : Un livre de guerre, par Tiphaine Samoyault
14 novembre 2024

BEAUCOUP MOINS CONNU qu'une chambre à soi (1929), Trois guinées (1938) complète et prolonge la réflexion menée par Virginia Woolf (1882-1941) sur les femmes, leur marge de liberté, leur action. Alors que l'essai de 1929 portait sur les conditions les autorisant à écrire (un lieu réservé et de l'argent à elles), celui de 1938 - le dernier livre publié du vivant de l'écrivaine traite de leur accès à l'éducation, aux professions, à l'expression publique. La rue a remplacé la maison et l'histoire la fiction. Les femmes doivent pouvoir agir dans tous les espaces de la société, sauf un: la guerre.

Le livre est écrit dans les années noires de l'histoire de l'Europe. En 1937, Woolf perd son neveu Julian dans la guerre d'Espagne. Elle met alors en scène une narratrice qui, recevant des photos de corps déchiquetés et de villages ravagés, se décide à répondre à une lettre reçue trois ans plus tôt d'un homme lui de- mandant de mobiliser les femmes pour empêcher la guerre. L'essai adopte la forme épistolaire pour produire une argumentation philosophique et juridique dans un style néanmoins littéraire, multipliant les images et les détails concrets. Depuis que les femmes ont acquis le droit de vote et celui d'exercer un métier, en 1918 et 1919 au Royaume-Uni, peu de choses ont changé: elles sont exclues des universités, des principaux diplômes, des professions élevées, et les salaires restent scandaleusement inégaux. Le fonctionnement du patriarcat dans l'Angleterre des années 1930 est soigneusement décrit et le réquisitoire implacable. Il est très courageux pour l'époque mais, à la nôtre, il peut paraître un peu convenu. La convergence de cette lutte avec celle menée pour la paix - Woolf a toujours été une pacifiste radicale, jus- qu'à s'opposer à la présence d'infirmières sur le front est en revanche fascinante, car elle rend l'argumentation un brin contradictoire. La narratrice affirme en effet que la guerre est le fait des seuls hommes: «Peu d'êtres humains sont tombés, au cours de l'histoire, sous les bal- les d'une femme; la vaste majorité des oiseaux et des animaux ont été tués par vous et non par nous. » Alors que, dans le domaine de l'éducation et du travail, elle défend l'égalité parfaite, elle redevient ici essentialiste et idéaliste.

Cette contradiction fait tout le prix de Trois guinées pour nous aujourd'hui. Elle est une façon de penser des situations intermédiaires où l'on n'est ni tout à fait dedans ni tout à fait dehors, et où une forme d'écart donne de la clairvoyance. Gagner droit de cité dans l'espace public autorise à s'en écarter de façon volontaire pour inventer quelque chose de neuf. Les femmes engagées constitue- raient ainsi selon Woolf une «Société d'outsiders >> qui pourrait choisir ses adhésions et ses refus, dénoncerait toute tyrannie et refuserait toute profession hostile à la liberté (par exemple fabriquer des armes). Cette société vraiment différente impliquerait aussi un renouvelle- ment complet du langage, comme le dit de façon très forte la conclusion du livre: «Nous pouvons vous aider au mieux à empêcher la guerre non en répétant vos mots et en suivant vos méthodes mais en trouvant des mots nouveaux et en créant des méthodes nouvelles. »

Traduit pour la première fois en français, par Viviane Forrester, en 1977 (Des femmes), soit près de quarante ans après sa publication en Grande-Bretagne, Trois guinées avait été depuis retraduit par Léa Gauthier (BlackJack, 2012) et par Jean-Yves Cotté (Publie.net, 2014). Deux nouvelles traductions paraissent coup sur coup, l'une au Livre de poche, par Sophie Chiari, l'autre au Bruit du temps, par Cécile Wajsbrot. Comme le texte est très argumenta- tif, les différences de traduction portent sur des détails, qui ont pourtant leur importance : educated men » est tantôt traduit par «hommes éduqués», « hommes cultivés » ou «hommes ayant fait des études » ; « Society of Outsiders » par « Société de marginales », « Organisation de Marginales » ou « Société d'outsiders ».

La particularité de l'édition du Bruit du temps est de reproduire l'édition originale parue chez Howard Press en 1938. Woolf accompagne son texte de photographies montrant tous les signes extérieurs du pouvoir masculin: processions d'évêques, d'universitaires, de magistrats, de généraux, tous en grand uni- forme. En contrepoint des images de destructions évoquées par le texte mais non montrées, ces photos contribuent à « Trois guinées » est le dernier livre publié du vivant de Virginia Woolf l'ironie mordante de la démonstration. Cette édition contient aussi quelques reproductions des cahiers préparatoires du livre qui éclairent la méthode de travail de Woolf: découper des articles de journaux, des lettres, faire des listes de thèmes. On voit clairement comment l'écrivaine constitue ce qu'elle appelle son «war book», à la fois livre sur la guerre et livre de guerre.

Et les « trois guinées » du titre ? La guinée est une monnaie frappée avec de l'or des côtes occidentales d'Afrique, devenue une simple unité de compte dont l'usage s'est longtemps maintenu dans les classes supérieures. Rien n'empêche d'entendre également, dans ce mot qui est aussi un nom de pays, la dénonciation de l'exploitation coloniale, car le livre de Woolf reste un essai explosif contre toutes les formes de domination.

Par Tiphaine Samoyault