Le temps : La poésie, cette "musique du sens", par Gauthier Ambrus

 Le temps : La poésie, cette "musique du sens", par Gauthier Ambrus
13 2023

Qu’est-ce qui nous pousse irrésistiblement vers un poème, même ou surtout quand son sens reste obscur ? La question est au point de départ de la riche réflexion sur l’expérience poétique à laquelle John E. Jackson se livre dans son dernier essai. Enseignant, critique, traducteur, et poète lui-même, l’auteur nous présente ici le fruit d’une vie passée au contact de la poésie et des poètes. L’expérience poétique a ceci qui la distingue peut-être de toute autre : elle s’offre aussi bien au lecteur qu’au poète (qui fut lui-même lecteur), réunis au sein d’un dialogue qui fait sa substance. John E. Jackson se méfie des constructions à priori. Chez lui, la pensée naît de l’écoute attentive des textes, qu’il sait lire avec une virtuosité et une empathie rares. Son livre nous invite ainsi à une traversée de la poésie européenne : de Dante et des troubadours à Michaux, Bonnefoy et Celan, en passant par Goethe, Baudelaire, Rimbaud, T. S. Eliot et bien d’autres. Mais on n’y trouvera pas une histoire linéaire. Le destin de la poésie est exploré à travers une série de questions qui forment autant de chapitres. Les auteurs étudiées y dialoguent par-dessus les siècles et les langues, y compris quand tout semble devoir les séparer, comme ce poème de Celan qui donne la réplique à « La Ballade des pendus » de Villon. Petit à petit, un cheminement et une progression se dégage. Le chapitre d’ouverture part du mystère premier de la poésie, cette « musique du sens » qui se dégage des vers. Ne faut-il pas y voir un appel à une signification à venir que le poème invite le lecteur à déchiffrer, lui découvrant les dimensions secrètes et imagées du langage ordinaire ? Le jeu du son et du sens se prêtent alors à des déclinaisons presqu’infinies, comme on le voit au fil des poèmes convoqués. Retenons notamment de très belles pages sur Verlaine, Baudelaire et Eliot. Si la lecture d’un poète donne souvent l’impression de faire entendre une voix immédiatement reconnaissable, c’est à cause des affects qui la font vibrer, derrière les masques et les identités dont elle peur user. Un poète ne parvient à toucher la réalité d’autrui qu’en rendant compte de sa propre réalité subjective. L’auteur en tire une importante leçon sur le plan de l’interprétation littéraire, qu’il faut lire comme une profession de foi : « La poésie n’est jamais que la recherche d’une réalité ou d’une vérité dont son auteur dispose d’autant moins qu’il n’a, précisément, que son poème pour chercher lui-même. » Or l’interprétation, si elle est recherche elle aussi, n’en demeure pas moins une recherche seconde. L’expérience de la poésie requiert donc une forme de respect de la part du lecteur, qui doit naviguer entre deux écueils : la violence surinterprétative et une réserve qui ferait rester au seuil des textes, intimidé par leurs lumières. Mais connaissons-nous vraiment la réalité que nous croyons nôtre ? Au terme du commentaire d’un poème posthume de Celan, John E. Jackson se demande pour finir si toute parole poétique ne contiendrait pas une injonction à éclairer un aspect du monde – qu’il fût intérieur ou extérieur – qui est resté jusque-là caché dans ses ténèbres.

Par Gauthier Ambrus