Le Temps - « L'Archipel du Goulag »

 Le Temps - « L'Archipel du Goulag »
12 mars 2011

« L'Archipel du Goulag »

Archipel du Goulag, Voyage au pays des Ze-ka : il semble que pour aborder certains territoires terrifiants de la violence collective au XXe siècle, il faille faire appel aux métaphores de l’Antiquité : le voyage d’Ulysse, l’Archipel grec.

Car rendre compte du « bréviaire de la haine » ordinaire qui fit de millions de citoyens des empires totalitaires des crevards lentement réduits à la mort, et d’autres millions des meurtriers ordinaires, n’est pas tâche aisée. Non seulement la morale chrétienne de deux grandes nations s’estompa, mais même l’usage civilisé ordinaire disparut, quand bien même les opéras continuaient de donner des représentations, les cinéastes de tourner des films, les cabarets de divertir.

Dans son livre oublié et aujourd’hui ressuscité, le Dr Julius Margolin, citoyen polonais qui venait d’émigrer en Palestine juive, raconte son odyssée. Pour s’être retrouvé dans la ville biélorusse de Pinsk, qui changea de mains entre Polonais, Soviétiques, puis Allemands, pendant le « maudit hiver soviéto-nazi », Margolin connut les geôles soviétiques, les trains de la mort, les camps de l’extrême, d’abord ceux du Belomorkanal, construit par des esclaves du Goulag, puis d’autres dans la région d’Arkhangelsk, puis la relégation dans l’Altaï. Il survécut parce qu’il voulait témoigner. Non omnis moriar, ce « Je ne mourrai pas tout entier » d’Horace, lui servit d’acte d’accusation. Il fut avec Margarete Buber-Neumann, le témoin clé au procès de Kravtchenko contre les Lettres françaises en 1949. En face de lui, il avait Aragon, Wurmser et Pierre Daix, jeune communiste qui avait été arrêté par Vichy et déporté par les Allemands. Daix signa un article retentissant, « Pierre Daix, matricule 59807 à Mauthausen », pour mieux clamer que les camps staliniens « parachevaient la suppression complète de l’exploitation de l’homme par l’homme ». Daix fit son autocritique plus tard, et vient d’y revenir, mais sans insister, dans un livre interview, où il ne parle guère du procès, et moins encore de Margolin.

Primo Levi écrivit pour survivre (provisoirement) Le Chant d’Ulysse. Or, un jour, dans une baraque, Margolin entend un crevard qui murmure du grec. Il reconnaît le premier vers de L’Iliade : « Chante Muse, la colère d’Achille, fils de Pelée ! » L’homme était un Ukrainien, qui, aidé par ce compagnon, revient un temps à la vie, et lui récite des poètes ukrainiens : Rylski, Tytchina, Franko... Rien de plus émouvant que ces vestiges de civilisation aux lèvres murmurantes d’un « crevard » du Belomorkanal.

Ce besoin de ne pas mourir entièrement, de dire l’indicible habite Margolin en 1940, comme plus tard, en 1945, il habitera le jeune bagnard Soljenitsyne, à qui l’on a arraché sa morgue de capitaine. Habite et taraude, car celui qui témoigne a survécu, et se le reproche impitoyablement. Et le Voyage de Margolin est une superbe encyclopédie de la violence, comme L’Archipel, aussi élaborée, mais portée par un souffle plus court. L’Archipel est aussi une sorte d’Enéide infernale. À la fois voyage initiatique dans les cercles de la mort industriellement organisée, poème ironique et immense chronique. Margolin est un homme bon, qui nous dit comment il en vient à haïr : face à l’« école de la haine » sociale, qui rend totalement insensible, le Ze-Ka doit se blinder, et doit répondre en haïssant. Il imagine « Une doctrine de la haine » détaillant trois étapes : odium infantile, intellectuale, emotionale. Quand la haine devient adulte, les cadavres sur lesquels on butte n’évoquent plus rien d’humain.

En lisant Une journée d’Ivan Denissovitch, un autre survivant du camp de concentration, Jorge Semprún s’étonnait dans Quel beau dimanche ! : le vocabulaire, les mœurs sont les mêmes dans le camp d’Ivan et dans celui qu’il a connu. Et il y a sans aucun doute une forte similitude, les mêmes causes donnant les mêmes effets : l’homme entassé dans un terrain minuscule, inhospitalier, nourri selon la règle scientifique du déficit alimentaire programmé, soumis aux mêmes truands que génère partout la société humaine.

Le film Les Chemins de la liberté, du metteur en scène Peter Weir, montre une évasion, on a pu critiquer trop de beauté des déserts (de Gobi) ou un happy end (le retour auprès de sa femme qui l’a trahi sous la torture) de Jacek, un détenu polonais qui parcourt six mille kilomètres à pied en fuyant le Goulag, mais il est dans ce film émouvant une scène qui passe fugitivement, et qui est magnifiquement empruntée à Chalamov, autre grand témoin de la littérature de l’inhumain : le truand qui joue aux cartes le pull d’un cave, qui va perdre ainsi son gage de survie. Rien de vrai dans ce film ! a dit un critique qui fait la fine bouche ! Eh bien non, cette scène a le sceau de Chalamov, et elle est vraie, même si Chalamov emprunte à Pouchkine pour la « mise en scène » littéraire...

Comme Margolin convoque Les Bas-fonds de Gorki pour son voyage, ainsi Soljenitsyne convoque Dante et ses neuf cercles de l’Enfer. Mais ce n’est pas Virgile qui le guide, c’est le petit zek (ou Ze-Ka) Ivan Denissovitch. Le tome qui vient de paraître, complété par l’auteur, corrigé dans sa traduction, muni d’un index extraordinaire par les traducteurs, athlètes de la traduction, n’est que la partie centrale de cet immense poème. Mais quelle lecture ! Dantesque, oui, mais aussi comique, philosophique, augustinienne…, car l’armature de ce texte est remarquablement une. Il s’agit d’un de ces grands textes qui, tout en comportant une confession personnelle de l’auteur, reforgent le monde, le réel.

L’immensité du poème historien qu’est L’Archipel du Goulag semble contraire à l’esprit de notre époque : le court-circuit, le flash, l’émotion. Ici est construite une somme, qui fait face à la somme que l’idéologie a élaborée au XXe siècle, et qui a dominé presque toute la terre, directement ou par reflet. Que le Virgile de ce Dante ne soit pas le grand poète païen de l’Antiquité, mais un moujik qui se rappelle vaguement l’Évangile est une autre marque de cette somme : le bien et le mal y vont cheminer, édifier l’âme dans cette usine à tourments qu’est le camp. Les grandes antithèses sont ici la zone du camp, la petite, et le monde faussement libre, la grande. Les caravanes de wagons à bestiaux surpeuplés vont d’une zone à l’autre en un vaste et ininterrompu mouvement, qui entraîne poètes comme Mandelstam, koulaks, nobles, latinistes, tchékistes, chaque tribu définie par le grand convoyeur d’humanité ; le camp organise l’extermination systématique, mais sans grandiloquence, et l’anthropologue zek interviewe ironiquement le « crevard ». Ce crevard se hérisse comme le hérisson, se replie sur sa gamelle, le contenant, pas le contenu, car il n’y a rien ; mais la gamelle ou la cuiller sont des trésors ; les monstres sont dans la chambrée, parmi les victimes, victimes eux-mêmes : cette fabrication du monstre occupe une part de l’Archipel. Le tome II est consacré à l’essentiel : l’extermination par le travail. Ou Second Servage. L’ironie n’est pas seulement mordante, elle est l’arme essentielle de la survie. Sans elle, le livre se dissoudrait dans l’informe, le schéol des morts innombrables. La convocation de centaines de témoins, de victimes, d’Enragés (les négationnistes de l’extermination) n’est possible que grâce à cette ironie qui cimente l’immense Comédie non humaine, et fait contrepoids à tant de mort. C’est elle qui véhicule les rêveries du suzerain traçant à la règle son canal, œuvre pharaonique où mourront des milliers de nouveaux esclaves, mais destinée à rester dans l’Histoire ! (Le canal est très peu fréquenté à l’heure actuelle ; la ligne de chemin de fer de Norilsk est noyée dans la forêt, innombrables sont les vestiges de folie dans l’immensité russe, tels que les a décrits métaphoriquement Platonov dans Les Ecluses d’Epiphane...)

« Eh bien, Ivan Denissovitch, que reste-t-il dont nous n’ayons pas parlé ? – Hou là là, nous n’avons même pas commencé ! » Cette nouvelles Enéiden’est pas sur la construction d’un État, comme celle de Virgile, mais sur la sauvegarde de l’homme. Et il s’avère que l’entreprise est aussi épique que celle du Romain, ami de l’empereur. Et que l’amitié du moujik Ivan Denissovitch est bien plus utile que celle de n’importe quel suzerain. L’Archipel est une épopée de la survie et de la révolte. Aux temps que nous vivons, plus nécessaire que jamais.

Georges Nivat

Professeur émérite de langue, littérature et civilisation russes à l’Université de Genève.