Les Inrockuptibles - n°852 - Prose combat

 Les Inrockuptibles - n°852 - Prose combat
28 mars 2012

Prose combat

Une biographie captivante et fouillée retrace la vie accidentée d'Ossip Mandelstam, poète martyr et symbole de la résistance contre la terreur stalinienne.

Ils sont faits l'un pour l'autre. On ne compte plus les preuves de leur complicité tantôt secrète, tantôt éclatante : poésie et engagement. Au point d'en confondre les sortilèges. Pour Ossip Mandelstam, né de parents juifs polonais dans un siècle mourrant – « rampant », écrit-il –, future proie du régime soviétique, la question de la résistance ne se posa pas. Ou alors sous la forme d'une impérieuse nécessité.

Dans la riche biographie qu'il lui consacre, Ralph Dutli (traducteur allemand de l'œuvre de Mandelstam) commence pourtant par écorner l'image du poète martyr sacrifiant sa vie à ses idées. Celui qui, pour un poème de trop (la fameuse Épigramme contre Staline), sera arrêté une première fois en 1934, puis déporté pour de bon quatre ans plus tard. Le mystère longtemps maintenu autour de sa mort participe du mythe. Tout comme, rappelle Dutli, un ensemble de faits qui en font un prétendant crédible à une vie de saint : « vocation précoce, pauvreté, persécution, martyre et triomphe posthume ».

Où commence la vie du poète, sur quelle rive échoue-t-elle ?Quels sont ses lieux d'aiguillage ? L'itinéraire très fouillé d'une vocation a ici ses points de non-retour. La découverte du « Pouchkine maternel », si ardemment décrite dans un court récit autobiographique intitulé Le Bruit du temps (réédité pour l'occasion par la maison d'édition qui lui doit son nom). Bien plus tard, en 1921, l'éxécution, par les bolcheviques, de Nikolaï Goumiliov, poète et ami de Mandelstam, entame la mue du versificateur en combattant. Poète lyrique par essence, Ossip déclare pourtant : « Je ne peux plus me taire. » À partir des années 30, le contenu civique et politique de ses écrits devient flagrant.

Les plus « contre-révolutionnaires » de ses poèmes, Mandelstam s'abstient pourtant de les écrire. Il les récite de mémoire dans des cercles littéraires – truffés d'espions, il va sans dire. Ses proches s'inquiètent, Pasternak y compris le jour où Mandelstam lui déclame ses vers antistaliniens en pleine rue. C'est que l'écriture du poète ne procède pas par suggestion, images abstraites, métaphores évasives. Pour Mandelstam, « le verbe est chair et pain. Il partage le sort du pain et de la chair : la souffrance ».

Mort en vertu de sa modernité, avant même l'engagement ? Ce « fauve littéraire » aura en effet vu jouer contre lui, sa tranquillité et sa survie, la limpidité de sa langue. Une transparence revendiquée par l'acméisme – le mouvement d'avant-garde littéraire auquel il s'est rattaché dans les années 10 contre les enluminures du symbolisme. En un sens, cette esthétique faite d'allégeance au réel et d'un souci intraitable de vérité lui a été fatale. Une totalité résumée par l'épouse de Mandelstam dans ses mémoires, réédités, qui contribuèrent à la réhabilitation du poète dans les années 70 : « Chez nous, la poésie joue un rôle particulier. Elle éveille les hommes et forme leur conscience. »

                                                                                            Emily Barnett