Ryôkan, une chambre dans les bois
Poète relativement tardif par rapport à la grande époque de floraison du waka (poèmes japonais classiques de trente et une syllabes) et moine encore plus anachronique, Ryôkan (1758-1830) est une figure mythique de la littérature japonaise, ne fût-ce que par sa liaison intellectuelle et sentimentale, à la fin de sa vie, avec une jeune veuve qui avait pris le voile, de quarante ans sa cadette. De leur dialogue poétique, un témoignage fut publié cinq ans après la mort du sage par son amie, Teishin (La Rosée d’un lotus, Gallimard, 2002). Les deux recueils à présent traduits par Alain-Louis Colas, qui édita également la précédente anthologie, donnent une image complète de ce nihiliste désabusé qui reprend les grands thèmes bouddhistes d’une pensée zen radicale. Paroles de sagesse pratique, à l’image des manuels antiques occidentaux, et notations quotidiennes, ancrées dans une tradition de l’attention à la nature, aux sensations minimes, aux modifications climatiques, qui constituent le fond de la poétique japonaise et chinoise. Rédigées en japonais pour la première et en chinois pour la seconde, ces deux compilations (de l’œuvre même de l’auteur) se distinguent des 99 haïkus plus conventionnels qui ont été traduits il y a trente ans par Joan Titus-Carmel (Verdier, 1986).
Arrivant plus d’un siècle après Bashô et d’un demi-millénaire après Dôgen, le moine fondateur de la secte zen Sôtô, dont il commente ici un extrait du Shôbôgenzô, grand classique de la méditation zazen et trésor de réflexions poétiques et philosophiques sur la perception du monde et les règles de la conduite « juste », respectant la doctrine bouddhiste, Ryôkan est une sorte de modèle de moine errant et poète, considérant les activités humaines avec une morgue apitoyée pour les illusions auxquelles les hommes agités cèdent, tant dans leur existence professionnelle que dans leurs attirances sensuelles ou leur vie au jour le jour. Sans être totalement retiré du monde, sans couper avec la vie sociale, Ryôkan cependant choisit régulièrement des retraites en plein bois ou en pleine montagne qui alternent avec une vie monastique plus collective. Et comme son prédécesseur Bashô, il se déplace beaucoup à travers le Japon, visitant les temples et traversant villes et campagnes.
Sa caractéristique est de ne pas avoir souhaité construire une œuvre littéraire ni même spirituelle. Le statut d’écrivain, le statut même de sage ne lui inspirent aucune admiration, aucune ambition. Trop conscient du risque de vanité, il traque en lui-même autant que dans les autres les indices de ridicule et de faiblesse : « La face du monde / est l’inconsistance même », écrivait-il dans La Rosée d’un lotus. Et encore : « (…) la pensée / se désordonne toujours / nuage emporté / d’un mouvement incertaine / De ce qu’il faut dire / ou faire on est incertain… » Et l’on retrouve la même idée dans ses Poèmes de l’Ermitage : « Qu’il est navrant de voir les passants de ce monde / Sans savoir quand ils connaîtront l’apaisement !/ Ils vont et viennent aux carrefours de l’existence, / Flottant et sombrant dans les courants de la vie. » Pour désigner « ce monde », Ryôkan utilise l’expression bouddhiste sangai, traduction du sanskrit triloka, les trois royaumes (le ciel, la terre et l’enfer, ou le désir, la matière subtile et l’immatériel).
Bien entendu, on trouve l’expression d’un tel scepticisme dans d’innombrables textes spirituels inspirés du bouddhisme indien et traduits ou interprétés en chinois et en japonais depuis plusieurs siècles. Et quelle qu’en soit la secte, la plupart des moines zen ont multiplié poèmes et kôan (anecdotes ou questions symboliques) mettant en relief l’inanité de la vie humaine et des préoccupations séculières, au nom d’un absolu toujours oublié et inaccessible, sinon de la révélation instantanée du satori. Les textes ici proposés ne sont pas pour autant théoriques ni dogmatiques. Ils ont une certaine légèreté insolente, à la manière d’épigrammes antiques si l’on veut une analogie occidentale. Et, si l’on veut hasarder une comparaison avec les contemporains européens de Ryôkan, c’est à la fois Leopardi et à Kierkegaard que l’on pense en lisant ses conseils, ses poèmes, ses miscellanées. Ce n’est donc pas une philosophie structurée et systématique, mais une rêverie visant au dépouillement et à une sorte de méfiance généralisée, de suspension de toute croyance trop ferme et de critique généralisée des valeurs mondaines. Parmi les penseurs zen, Dôgen (1200-1253) passe pour le pus radical, le plus profond, celui dont les raisonnements trouvent le plus d’écho dans la métaphysique occidentale des trois derniers siècles. On ne sera donc pas étonné de voir Ryôkan reprendre et réinterpréter une page de son lointain maître sur aigo, « la pensée amène » le dialogue bienveillant que tout homme doit entamer avec ses semblables « comme à autant de nouveau-nés ».
Les anecdotes rapportées par son disciple Kera Yoshishige rappellent un peu l’entreprise de James Boswell pour Samuel Johnson, à peu près à la même époque. Le détachement de Ryôkan y apparaît à chaque occasion, ainsi qu’une ironie mordante. « Ce que le maître n’aime pas : la calligraphie de calligraphe, la poésie de poète ou, en particulier, la composition poétique pratiquée à partir d’un titre convenu. » Tout ce qui peut le conduire sur une voie insincère, soucieuse du regard superficiel des autres et de conventions sociales lui fait horreur. La pose même de l’artiste lui inspire un certain mépris tant il y subodore fausseté, niaiserie, artifice. En cela, il s’inscrit bien dans une tradition de moines et d’ermites, dont on trouverait d’ailleurs des équivalents dans la patristique domaine. Et, en ce qui concerne la poésie, il ne faut pas imaginer que ce soit par un principe de conservatisme obnubilé par la littérature classique, car interrogé sur ses lectures, il répond que le Manyôshu et le Kôkinshû (les deux grandes anthologies japonaises des VIIIe et Xe siècles) sont à peine « pénétrables » et les volumes qui ont suivi carrément illisibles…
Ses Avertissements (tels que les a transcrits son amie, la nonne Teichin) portent la trace de mêmes désenchantements sarcastiques. Et les façons de s’exprimer que le sage bannit répondent au même esprit : « le langage de celui qui veut passer pour avoir tout compris », « le langage pédantesque », « le langage de qui veut passer pour un connaisseur en art du thé », « le langage de qui veut passer pour un connaisseur des arts ». De même, dans ses Poèmes de l’Ermitage, lit-on : « Qui peut dire de mes poèmes qu’ils en sont ? / Mes poèmes ne sont pas vraiment des poèmes. / Il faut savoir que mes poèmes n’en sont pas. / C’est alors que nous pourrons parler des poèmes. » Absence de forfanterie, absence de dogmatisme, absence de mimétisme, authenticité. Le mot n’est pas écrit, pas plus que celui de liberté. Ces concepts seront développés plus tard au Japon, sur le modèle de la philosophie occidentale traduite. Ils sont pourtant, sans être exprimés, déjà là, en négatif. « Une soirée d’entretien avec lui nous purifiait le cœur. Il n’avait nul besoin de nous commenter les écritures ou autres textes, ni de nous exhorter à la bienfaisance. Et il pouvait aussi bien tourner dans la cuisine, pour s’occuper du feu, que se livrer dans le salon à une séance de recueillement (zazen). » Ainsi le traducteur développe-t-il (plus qu’il ne traduit) les notations de Teishin.
Ce principe de traduction se retrouve dans les poèmes eux-mêmes. Fournis en trilingue, en idéogrammes chinois, mais dans l’ordre syntaxique japonais, en version japonisée (avec ajouts d’enclitiques qui permettent de clarifier la lecture pour un Japonais) et en interprétation française, ils sont expliqués par le traducteur, qui, s’il s’en était tenu à une pure et simple traduction, aurait rendu le texte trop ardu. « Perdu parmi les monts, un petit ermitage / Où je passe ma vie, vêtu d’étoffe rude. // Je laisse autour de ma bouche la moisissure, / Je ne veux point enlever de mon chef la cendre. // Il n’est plus d’oiseaux tenant des fleurs en le bec. / Y aurait-il un support à joindre au miroir ? // N’ayant nulle envie de suivre les convenances, Je consens à me faire traiter de corniaud. » Comment ne pas penser à Thoraux et à son Walden (traduit par Brice Matthieussent, Le mot et le reste, coll. « Attitudes », 2013) : « Je suis parti dans les bois parce que je disais vivre de manière réfléchie, affronter seulement les faits essentiels de la vie, voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu’elle avait à m’enseigner, et non pas découvrir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu. »
René de Ceccatty