Libération - Cahier Livres - André du Bouchet, lueurs du loup

 Libération - Cahier Livres - André du Bouchet, lueurs du loup
28 avril 2011

André du Bouchet, lueurs du loup

Carnets et essais du poète disparu

La poésie n'est pas un art de vivre, c'est la vie même. Ça le fut pour André du Bouchet (1924-2001), d'un mouvement de ciseaux tragique, tranchant, absolu : pénétration dans la banalité, arrachement à cette banalité. Une phrase de Pasternak lui sert de guide : « Lorsque la place réservée au poète n'est pas vide, elle est dangereuse. » Quand il part marcher de nuit dans la lande, carnet en main, sa fille Paule, enfant, le suit : elle a peur qu'il se transforme en loup. Que cherche-t-il à dévorer ? Le vide, justement. Entre les mots et les choses, entre le passé et l'avenir, dans les deux sens : « Ma faiblesse est de vouloir que ce que je dis soit vu. » Et senti.

Il reste un des premiers poètes français de l'après-guerre, un grand traducteur aussi : rare, rigoureux, désemparé, toujours au pied d'une montagne qui recule, il s'efface dans la transparence de la langue. Toujours violemment amateur. Il traduit Shakespeare, Mandelstam, Joyce, Hölderlin, Celan. […] L'esprit du traducteur rejoint l'état du poète : plus du Bouchet écrit, plus il revient à l'état littéral de l'être. Il lui faut des pages de carnets, des pages très concentrées, pour aboutir à la concentration maximale, découpée, blanchie : à la littéralité du texte, là où ce qui se dit et ce qui est se dénude, se calcifie.

Chemin. […] Dix ans après sa mort, Le Bruit du temps publie ses carnets de 1949 à 1955, quand sa respiration se dépose sur les pages et va donner en 1961 son premier grand texte, Dans la chaleur vacante. L'éditeur publie aussi ses essais et ses notes sur la poésie (Char, Ponge, Hugo, Reverdy, Baudelaire, Maurice Scève, Rimbaud). La nature de l'image poétique, son mystère – voilà ce qu'il cherche à saisir : « L'homme est muet, c'est l'image qui parle. »

L'ensemble est présenté et annoté avec précision par Clément Layet. C'est – ou ce devrait être – un peu plus qu'une lecture : à chaque ligne, une expérience. On lit du Bouchet comme on marche seul sur un chemin de pierres, comme on crie dans sa tête : pour éprouver que la phrase est l'instant, qui est l'éternité. C'est l'expérience de Rimbaud telle qu'il la décrit, mais après Mallarmé, un demi-siècle de rhétorique et de guerres, l'horreur des camps : « Rimbaud, c'est la poésie dans sa pureté chimique – brièvement résumée – anticipant sur la vie, la résumant, d'un seul coup – puis se taisant. »

Le silence est l'apothéose de la banalité : « Mais ne peut accéder à la banalité qui veut. » Elle est une aventure. Elle détruit la vie quotidienne, étrangle les âmes faibles. Pour elles, tout est ordinaire ou extraordinaire, rien n'est évident. Carnets, 1953 : « banalité : l'évidence donnée / poésie : l'évidence arrachée ». Ni majuscule ni point : quelque chose est là avant la phrase, après. Ni vers, ni aphorisme, ni poème, ni prose : les phrases de du Bouchet, toutes mémorables et d'une essence concrète, sont de brefs ou longs jets de mots, entourés de blanc, éclairés, aveuglés, activés par lui […] le blanc aide à entendre, à parler, à s'éveiller. On ne peut, ici, restituer sa place ni son identité. « Où la parole prend fin, naît aussi cette rosée » : l'aube arrachée à la banalité.  Le poète a 25 ans, il sait déjà qu'il appartient à une espèce en voie d'extinction, celle qui nomme l'imperceptible, le déjà-vu […].

Souvent, la phrase de du Bouchet se termine par un tiret bas : une pince l'étend sous une lumière qui, en la séchant, la rend au vide – vent, air, pierres, lande, comme un soupir. Alors, « ici le jour s'accorde à mon pas ». Le poème, lui, est devant le marcher : « j'écris toujours pour me rendre digne du poème qui n'est pas encore écrit. Sans espoir. »

Qu'y a-t-il avant la parole, après ? Le mot le cherche, l'approche, fleurit et s'éteint dans la perte. Le poète est dans l'antichambre. C'est un personnage béni et maudit, à sang chaud et froid ; sa phrase : un serpent dort au soleil, la langue est dans la pierre. Tout ce qu'il attrape, il le nomme et le perd en même temps : « La poésie n'est que le signe de ce qui fait vivre, un écho, et vraiment l'ombre de l'homme, et il se trouvera toujours quelqu'un d'assez insensé pour ne vouloir vivre que pour ces signes, cette ombre. » Du Bouchet est, parmi d'autres, ce quelqu'un.

Microfilms. Il a 15 ans, dans l'Eure, au moment de la débâcle de 1940. […] Son père, juif, a la nationalité américaine : la famille rejoint les États-Unis. André y passe neuf ans, fait de brillantes études à Harvard. Jusqu'en 1949, le français est une langue lue, intime, silencieuse : « Toutes les idées que j'ai pu avoir, je les ai eues en anglais. » Le bruit surréaliste l'exaspère. Il découvre les poèmes de Pierre Reverdy, qu'il connaîtra à Paris. Avec Richard Ellmann, le biographe de Joyce, il traduit des textes de Michaux. Eluard l'attire. Carnets, 18 novembre 1952 : « Jour de la mort d'Eluard / Quand la réalité touche celui qui a vécu pour devenir plus tendu qu'un homme, elle semble plus terrible que d'habitude. / Il l'a transfigurée. »

En France, du Bouchet devient bibliothécaire au service des microfilms du CNRS. Il obtiendra pendant trois ans une bourse pour ses recherches poétiques. […] Francis Ponge, en 1951, l'aide à publier son premier recueil. À son propos, du Bouchet écrit cette année-là : « L'eau glisse à travers les mailles du filet. Il ne reste que le filet, le verre, l'homme et ses mots. Pureté, perfection, efficacité, etc., faut-il rester sur cette soif ? Les arbres ont leur enfer, a-t-il écrit un jour dans l'un de ses plus beaux textes. L'homme a le sien, qui est la parole. » Il a 27 ans. L'enfer est un lieu blanc, sobre, silencieux, spontané, où s'exprime « la toute-puissance des mots décolorés ». Il y manque toujours ce qu'on y trouve : chaque image est son propre éclat, sa propre extinction. En enfer, les murs sont épais : « Le son est déformé. C'est comme s'il fallait crier de toutes ses forces pour dire les choses les plus simples. » En enfer, on détruit « le haïssable amateur de poésie qui est en chacun de nous ». On y aime, aussi, et on se marie.

En 1949, André du Bouchet épouse à Paris Tina Jolas, fille de l'écrivain américain Eugène Jolas. Elle est communiste, il refuse tout engagement. L'année de son mariage, il publie dans Les Temps modernes un texte sur René Char. Texte bref, comme toujours, qui ouvre le recueil Aveuglante ou banale.   Ce n'est pas seulement une vision nette, concise de Fureur et mystère. C'est un état des lieux poétiques, un appel au grand décapage de la langue, au dégonflage de la baudruche mélancolique, à l'incendie des faux décors de la conscience, de la « nostalgie impuissante » et du « cauchemar » qui, tradition aidant, « joue sur du velours ».  Reprenant les poètes du siècle précédent, du Bouchet écrit : « Que de faux départs ! Que de mots dépensés en vain pour combler un vide chimérique, et qui laissent inaperçu, comme en marge, le vide béant des seules absences qui puissent être comblées […]. L'art devenait le moyen d'imposture par excellence : ce fard du néant que l'on retrouve dans quelques poèmes apprêtés de Baudelaire et de Mallarmé ; sous prétexte de masquer un vide imaginaire, on laissait en friche tous les trésors de la pénurie humaine. » Du Bouchet va les exhumer. Au passage, il égratigne sans le nommer « l'un des derniers survivants d'entre nos fausses gloires » : Aragon, ce génie frelaté.

Sur Char, qui n'est pas encore sa posture, du Bouchet dit comme toujours l'essentiel : « Les mots, loin de dissoudre, brillent comme des facettes de cristal, et il choisit ceux dont les arêtes sont les plus marquées, de manière à imposer une présence verbale qui accroche quelques reflets. » Char devient son ami et l'ami du couple. Il a rencontré Tina deux ans plus tôt, chez Marguerite Matisse. La jeune fillede 18 ans l'a « ébloui ». Ils deviennent amant pendant la période qui correspond à Une lampe dans la lumière aride. Leur passion les emporte et fera tout éclater en 1957. […]

                                                                                                       Philippe Lançon