Libération - Cahier « Livres » - Browning en vers et en droit

 Libération - Cahier « Livres » - Browning en vers et en droit
16 avril 2009

Browning en vers et en droit

Feuilleton : Fallait-il condamner le comte Franceschini, qui assassina sa femme en 1698 ? Réponse du poète britannique Robert Browning dans L'Anneau et le Livre.

« C'est l'épopée de la liberté de la parole », a écrit Gilbert Keith Chesterton à propos de ce monument étrange et enthousiasmant, cet espèce de roman policier en vers où il ne s'agit pas de déterminer la culpabilité matérielle mais morale, ainsi que le note le traducteur Georges Connes, cet Anneau et le Livre qui, à partir d'une a priori miteuse affaire d'assassinat du XVIIe siècle, s'élève au rang de chef-d'œuvre de la poésie anglaise et de la littérature mondiale. Jamais l'expression « donner la parole » n'a autant pris son sens le plus généreux que dans ces vingt et un mille vers (une tragédie de Racine en fait moins de deux mille) où Robert Browning, né en 1812 et mort en 1889, permet à divers protagonistes du triple meurtre (une des victimes survivant quelques jours) de fournir son propre récit et ses propres justifications. Chesterton encore, cité par Georges Connes : « C’est donc l’essence même du génie de Browning, et de L’Anneau et le Livre, d’être la gigantesque multiplication d’un petit sujet ; et c’est une critique suprêmement vide que celle qui se plaint que l’histoire soit banale et sordide ; car toute l’intention de l’œuvre est justement de montrer l’infinité de bien et de mal spirituels qu’il peut y avoir dans une histoire banale et sordide… Voilà pourquoi L’Anneau et le Livre est l’épopée caractéristique de notre temps. »

«Brut». Un jour de juin 1860, Browning, qui vit en Italie avec la poétesse Elizabeth Barrett (qu’il a enlevée et épousée en secret en 1846 et qui meurt en 1861), achète pour une lire sur un marché de Florence le Vieux livre jaune où sont rassemblés les actes d’un procès qui a eu lieu en 1698. Il y trouve « du fait à l’état brut, sécrété par la vie humaine, quand les cœurs palpitaient fort, des cerveaux battaient, inondés par la montée du sang ». Cela donnera L'Anneau et le Livre qui paraît avec un immense succès de novembre 1868 à février 1869. L’assassin est le comte Guido Franceschini, accompagné de jeunes hommes de main. Il a tué son épouse Pompilia (c’est elle qui survit modérément) et ses « absurdes parents ».

À l’époque du mariage, elle avait 12 ans et lui le triple. C’est la mère de Pompilia qui a combiné la cérémonie, mais elle avouera ne pas être la vraie mère, ayant acheté l’enfant à une prostituée, quand le comte se révélera moins riche que prévu. Des questions juridiques se sont posées avant 1698, à propos du divorce et lorsque Pompilia s’est enfuie avec un prêtre, Giuseppe Caponsacchi. Une affaire d’argent oblige en outre le faux père de Pompilia à avoir une descendance. Sexualité et cupidité, violence et morale sont les ingrédients de l’histoire. Pompilia a 17 ans quand elle meurt en prétendant que sa fuite avec Caponsacchi a été tout ce qu’il y a de plus chaste. Si le mari avait supprimé la femme et l’amant prétendu quand il les a rattrapés dans une auberge, nul doute qu’on l’aurait pardonné d’avoir vengé son honneur. Mais n’est-il pas au moins coupable d’avoir laissé passer le moment approprié ?

Il y a mille retournements moraux dans le texte parce que Browning est d'une absolue bonne foi, c'est-à-dire qu'il épouse la mauvaise foi de chacun des personnages. Le poème est divisé en douze livres. L’un rend compte de l’opinion de « la moitié de Rome », favorable au mari ; le suivant de l’avis de « l’autre moitié de Rome », fidèle à la femme ; le suivant reprend les arguments de l’élite romaine, plutôt pro-comte ; ensuite viennent les témoignages et plaidoiries du mari, puis du prêtre, puis de la femme, puis de l’avocat de la défense, puis de celui de l’accusation, puis celui du pape appelé à trancher sur la condamnation à mort, puis une nouvelle intervention du comte avant son exécution. Dans « L’Anneau et le Livre » et « Le Livre et l’Anneau », le premier et le dernier livre, Browning respectivement expose l’affaire et en tire les conclusions. Des points de vue inédits ne cessent donc d’apparaître au fil des pages où se mêlent la pitié et le cynisme, l’ironie et l’innocence, l’émotion, la brutalité et l’humour.

«Troc». Browning ne se conforme pas aux stéréotypes éthérés propres à ravir certains amateurs de poésie. Il place un « heu » d’ignorance dans la citation latine d’un avocat et ses personnages discutent pied à pied l’organisation de la société. Le mariage du comte avec une gamine de 12 ans ? « La vérité toute nue comme ça, tant qu’elle reste séquestrée dans le cerveau, ne heurte personne ; mais, par la langue, promenez-la dehors, et c’est un tolle contre cette indécence éhontée. D’où le besoin de part et d’autre, d’un mensonge qui la couvrît convenablement : c’était que Guido donnait argent contre argent et qu’eux [les faux parents, ndlr] donnaient une femme […]. »

Et comment le prêtre, cette si belle âme prétendue, sut-il que la femme qui réclamait son secours disait la vérité ? En étudiant le dossier ? « En aucune façon ! La vérité, c’était d’instinct qu’il l’avait découverte ; c’est un procédé qui épargne bien du mal et bien du temps ! » Le comte Franceschini, pour répondre à l’argument contre ses noces avec une gamine, « la chair et le sang sont-ils une marchandise ? Le cœur et l’âme une propriété ? » : « Si ce que je donnais pour ma part du troc, le style, l’éclat, tout ce que comporte le franceschinisme, était sans valeur – alors la société s’écroule, ses règles sont le caquetage d’un idiot. L’honneur de la naissance, si c’est sans valeur, si on ne peut pas acheter, avec, quelque chose qui ait une valeur d’une autre sorte, vous ne pouvez plus récompenser ou punir en donnant ou en  ôtant  des honneurs […]. » (Il est clair cependant que Robert Browning penche pour l’élégance morale du prêtre et de l’épouse.)

«Néant». Pour justifier encore de placer si haut L ’Anneau et le Livre, Chesterton en fait « l’expression de la croyance, on pourrait presque dire de la découverte, qu’aucun homme n’a jamais vécu sur la terre qui n’eût un point de vue propre ; personne n’a jamais vécu qui n’eût à dire, en sa propre faveur, un peu plus que n’était capable de dire pour lui aucun système formel de justice ». Pour lui, Browning est le premier à avoir appliqué à la poésie ce principe de la liberté de parole dont la politique, la philosophie et la morale ne sont donc pas les seuls bénéficiaires.

Browning lui-même, à la fin du texte qui le tirera du relatif insuccès dont il souffrait : « Et donc, public britannique, qui arriveras peut-être tout de même à m’aimer - amen ! ainsi soit-il ! – tire, de ceci, une leçon, entre toutes celles que donne toute chose vivante : cette leçon que notre langage humain c’est néant, notre témoignage humain, mensonge, notre gloire, et notre estime humaine, des mots et du vent. Ah ! Oui ! À quoi bon suivre la route de l’art pour arriver à prouver ça ? Mais… parce que c’est la gloire et le mérite de l’Art que l’Art demeure l’unique manière possible d’exprimer la vérité, au moins pour des bouches comme la mienne. »

                                                                                                                Mathieu Lindon

                      

Infinis trésors de vérité

Hommage : Une « splendeur » saluée par Henry James.

Le goût de Browning pour les différents points de vue d'un récit avait tout pour séduire Henry James. Le volume Sur Robert Browning regroupe trois textes, essais et fiction. James, né américain en 1843 et mort anglais en 1916, lut avec émerveillement, dans sa jeunesse, L’Anneau et le Livre, regrettant juste que le texte ne fût pas un roman tel qu’il aurait pu tenter de l’écrire lui-même. Puis il connut le poète dans la vie réelle.

Sur Robert Browning s'ouvre ainsi sur la nouvelle « La Vie privée » dont le poète est explicitement le héros, selon les Carnets de James. Le personnage principal est une sorte de Jekyll et Hyde social, dont rien dans la conversation mondaine ne permet d'imaginer le génie littéraire. Dans la « Note de l’éditeur » ouvrant le volume, il est fait mention du livre de Ross Posnock Henry James and the Problem of Robert Browningpour en arriver à ceci : « Tout se passe comme si James tentait, en forgeant cette image d’un Browning à deux visages, sans aucun lien entre eux, d’atténuer l’angoisse que provoque en lui la rencontre d’un écrivain qui se trouve aussi bien du côté de la vie réelle que du côté de l’art, mettant à mal sa théorie selon laquelle l’art demande qu’on lui sacrifie la vie réelle. »

Les deux textes qui suivent « La Vie privée » sont des conférences. La première parut en 1890 à l'occasion du transfert des cendres de Browning dans le Poet's Corner de l'abbaye de Westminster, la seconde (« Le Roman dans L'Anneau et le Livre ») date de 1912, année du centenaire de Browning – ce fut également la première prise de parole publique de James en Angleterre et un succès hors du commun (« Lorsque James eut terminé sa lecture et s’assit, on eut le sentiment, raconte un autre témoin, que les applaudissements ne cesseraient jamais »). James appelle Browning « un poète sans lyre » – dans sa préface à L'Anneau et le Livre, Marc Porée cite Oscar Wilde décrivant un Browning « se servant de la poésie pour écrire en prose » –, mais c'est pour mieux admirer l'envergure à laquelle il parvient cemendant, sa capacité à déceler « d'infinis trésors de vérité » chez ses personnages, y compris dans leur éventuelle « fausseté constitutive ».

James aurait sûrement aimé qu'on écrive de lui ce qu'il écrit de L'Anneau et le Livre : « L'amplification est, dans cette œuvre plus que dans toute autre, le fait de l'intelligence, de chaque faculté de la pensée, que notre poète impute à ses créatures ; et il faut un grand esprit, un des plus grands, pouvons-nous dire tout de suite, pour faire s'exprimer et se livrer ces personnages avec un tel effet de splendeur intellectuelle. »

                                                                                                                                     M. L.