Dans l'atelier du critique d'art Georges Limbour
De Braque à Dubuffet
Comment écrire sur l'art ? Comment jouer d'une flûte qui enchante les autres au point de les faire entrer dans le tableau, le dessin, le corps même de l'artiste, d'un œil précis, d'un cœur léger, comme s'ils y avaient toujours vécu ? De 1924 à 1969, à partir de 1944 surtout, l'écrivain Georges Limbour, l'auteur des Vanilliers et de La Pie voleuse, a possédé cet instrument et il ne cesse d'en jouer.
On réunit pour la première fois, au Bruit du temps, l'essentiel de ses écrits sur l'art. Ce sont des lingères frémissantes de réussite et de curiosité. Limbour parle non seulement des tableaux, mais de l'art des cocktails, des cartons d'invitation, des menus parisiens, des défilés de haute couture, de la concurrence entre peintres pour décorer les chapelles provençales – tous les textes filant dans la même direction, avec la même liberté d'approche et de digression, fuyant la mort et l'esprit de sérieux sur le même ton. Ils ont été publiés dans divers journaux disparus (Action, Le Spectateur des arts, Le Pays, Derrière le miroir, France Observateur, Les Lettres nouvelles), dans des plaquettes et des catalogues d'exposition. Édités chronologiquement, préfacés mais sans appareil de notes, ils constituent une œuvre en soi : le produit littéraire d'un regard et d'un corps en mouvements sur la page, guidé par les amis (Masson et Dubuffet) et les phares (Klee, Braque, Picasso, Kandinsky, dans une moindre mesure Staël, Modigliani, Léger, Chagall, Balthus).
Il y a en ce moment une rétrospective Braque à Paris, au Grand Palais. Limbour en parle souvent, de ses oiseaux mythologiques au plafond étrusque du Louvre. Voici le peintre au travail, en 1953, dans son atelier de Varengeville-sur-Mer : « Il était assis sur un pliant, les genous pointant en avant au haut de ses longues jambes, et il achevait de poser avec une lenteur réfléchie, sur un petit tableau posé bas sur le chevalet, une touche sans doute depuis longtemps préméditée et qu'il ne fallait pas perdre. Il était vêtu de vieux habits, mais confortables, et portait sur la tête une casquette. De nos jours les revues d'actualité font passer la casquette avant le tableau. Il est plus facile de parler de l'une que de l'autre. Mais peut-être aussi a-t-elle son importance. » La casquette, c'est la vie.
Les textes de Limbour sont clairs et portent leurs contextes : ce sont des histoires, des chroniques – des récits. La fantaisie est partout. Contant un défilé de Christian Dior, il note qu'« un petit dérègelement miraculeux, au point qu'on l'eût dit calculé, s'introduisait parfois dans cet harmonieux mouvement, et les mannequins se rencontraient dans les étroits passages entre les salons. » Ses descriptions et réflexions sont des dérèglements miraculeux. On les rencontre dans les étroits passages entre salons, ateliers et musées – sur le trottoir où l'on marche, par une belle matinée de printemps, un souvenir ou une casquette à la main. Il y a des critiques d'art. Il y a des écrivains qui écrivent sur l'art. Lui, c'est un écrivain d'art.
Sa phrase rythmée, vive, quasiment précieuse, ne tient pas en place. L'objet pictural l'oriente et la fixe avec plus de fermeté que dans ses fictions. Ses vrais personnages de romans, au fond, ce sont les peintres. Il pénètre dans leur atelier et leurs galeries comme on va au restaurant, chez des amis, comme on suit à l'hôtel une femme libre ou, dans un pays lointain, un je-ne-sais-quoi. Lui-même n'a cessé, jusqu'en 1938, d'enseigner la philosophie ailleurs, jusqu'en Albanie. Il eut une passion à épisodes pour l'actrice Bianca Maklés, épouse de Théodore Fraenckel, médecin et dadaïste. Bianca est la sœur de Sylvia Bataille, qui épousera Lacan, et de Rose, femme de l'ami peintre André Masson. Elle jouait au théâtre sous le nom Lucienne Morand et mourut en tombant d'une falaise. On s'aime en famille, on vit et meurt par l'événement, on n'a pas été surréaliste pour rien : Limbour écrit l'instant qu'est la rencontre avec le peintre, son environnement, son corps, son œuvre, pour en dégager un supplément de magie et de liberté.
Dans le premier Manifeste du surréalisme (1924), Breton imagine un château où apparaissent ses amis, ses troupes, « et Georges Limbour, et Georges Limbour (il y a toute une haie de Georges Limbour) ». C'est un cabri et un visiteur, du matin plutôt que du soir. Masson rue Blomet, Picasso dans sa villa canoise de la Californie, Braque à Varengeville, on ne les oublie plus quand on a lu, et pour ainsi dire vu, les passages de Limbour. Mieux : on a leurs tableaux dans la peau, comme si on les avait peints soi-même. Il est si vivant, si juste, qu'il parvient même à nous faire entrer dans ces bicoques minables, abandonnées : les œuvres des peintres oubliés.
Son artisanat du récit artistique, il le résume en 1953, dans sa préface à un catalogue sur Dubuffet et l'art brut : « J'ai dessein de retracer ici précisément une aventure ; elle entraîne le naufrage de la légère palette vénitienne (à la manière du bleu de lessive dans une vaste chaudière) engloutie par des limons et laves diverses chauffant dans des marmittes, des bassines et des auges. » Le spectateur, « commotionné » par ce qu'il voit, « devient voyant, et découvre les aspects successifs de l'univers. Mieux encore si le monde ainsi apparu garde un aspect intemporel et désertique, où nulle chose définie ne se nomme, que le ciel et le terrain, paysage d'airain, porte majestueuse derrière laquelle sont tous les enchantements et qui résonnent comme un gong. » Ma bohème sur les cimaises, donc, d'Aden en Aden jusqu'en enfer. Michel Leiris, son ami, décrit à sa disparition le pas du voyageur dans l'art et sur la terre : « Ce qu'on sait de son mode d'existence (le côté camp volant qui persista même après sa période de voyages comme professeur enseignant en pays étrangers) porte à croire […] qu'il avait le vagabondage pour lot et qu'on pourrait – s'il avait besoin de parrainages – l'apparenter aussi bien, flâneur, à Nerval, que, roule-ta-bosse, à Rimbaud. »
Les morts font le paysage comme les vivants. La familiarité de Limbour n'est pas moins naturelle ni moins exquise lorsqu'il parle de Bellini ou, par exemple, de Courbet : « Il voulait être “réaliste”, ce qui est impossible et marque plutôt une intention, et il le fut quelquefois, par exception. Il resta fidèle à la nature (capable de renverser une colonne, mais fille soumise devant un arbre) et même à une certaine nature, celle d'Ornans, et cette fidélité ne lui permettait pas de très vives métamorphoses. » Georges Limbour, qui a étudié la philosophie au Havre avec son ami Jean Dubuffet, qui sans cesse écrit sur lui et André Masson, aime au contraire, dans sa vie comme dans leurs œuvres, le sens et l'esprit de la métamorphose – cette manière de caresser ligne à ligne la vie qu'on sent menacée. Conclusion sur Courbet : « Dans quelques-uns de ses portraits, il se représente avec son beau chien romantique. Le chien, c'est lui, et il monte la garde devant le réel. »
Presque toujours, Limbour introduit la peinture qu'il va décrire et penser par la vie – l'enchantement et les discrètes surprises du quotidien, l'environnement et le corps de l'artiste. L'ancien surréaliste, là encore – il le fut de 1924 à 1929, sans affinité avec André Breton, qu'il trouvait dogmatique, trop « gendarme » – est à la manœuvre : goût de l'aventure perpétuelle et libératoire, en mode mineur, à l'angle mort des villes. On est entré chez Braque. Entrons chez le peintre Raoul Ubac en 1955 – le peintre a 45 ans et l'écrivain, 55 : « Bien qu'il y ait à Paris beaucoup d'ateliers plaisants, curieusement situés et inattendus, celui d'Ubac, nullement pittoresque, compte parmi les plus singuliers. De nombreux artistes, et de peu fortunés, le lui envieraient. Il a de la chance, certes, mais l'homme fait lui-même une partie de sa chance, et le peintre fait aussi son atelier, de la même manière qu'il fait ses tableaux. » Ubac habite au troisième étage d'une maison située près du Moulin de la Galette : « Après l'entrée, on passe dans une grande pièce, dont le plafond coupe à mi-hauteur une large baie, et où joue une petite fille blonde et montmartoise ; pas toujours, forcément : il y a l'école aussi sur la Butte. Cela a son importance quand on va voir les tableaux des peintres, il arrive parfois que l'on voie d'abord leurs enfants. On peut par la suite leur trouver des ressemblances ; quelquefois c'est tout le contraire. Ces choses-là sont très compliquées, et pas toujours compréhensibles. Chez Ubac, on a l'impression que tout s'unit dans une certaine atmosphère de songe tendre et joyeux. »
On grimpe par une échelle pour accéder, comme un chat noir, à l'atelier. Vient le portrait du peintre : « Il est mince et souple comme un marin. Sa voix a un timbre doux et secret ; ses yeux songeurs sont rieurs et tendres. Il a le regard et le visage de ses tableaux où les couleurs sont recueillies, couvent un feu volontairement non éteint, mais caché. » Puis, ce plan d'ensemble : « Avec un tel atelier […] Ubac n'a pas la possibilité de grossir, pas le droit de s'ankyloser. Le jour où il prend du poids, de l'âge, bref qu'il n'est plus le même Ubac, plus de peinture. Ce qu'il fait est donc rêvé dans un monde léger, aérien, et – il souligne – peint par-dessus tout. » C'est un portrait et un autoportrait. Ce qu'écrit Limbour semble rêvé et écrit par-dessus tout. C'est dans la description de l'univers pictural que culmine, au terme du cheminement, son écriture concrète et imagée.
Voici les tableaux de Balthus, en 1946 : « C'est à la fois à la peinture de foire et à celle des musées que Balthus empreinte sa manière, car il veut nous faire connaître un aspect assez troublant, quant à la fausse ingénuité, de la réalité, à la manière des forains qui en savaient si long sur les secrets physiques, sur les passions et les vices de l'homme. » Il note que « si la technique est ancienne (ou du moins en a l'air), le sentiment de l'auteur est fort moderne ». Et maintenant, entrent en scène ses jeunes filles à l'air absent, dans des positions équivoques : « Elles prennent leurs aises puisque les voilà seules et, s'il nous arrive de voir une fois ce que la plus vicieuse ne consentirait pas à nous montrer, souvenons-nous que nous n'avons pas été invités et qu'elles-mêmes ne voient rien. Peut-être ces petites sont-elles la vertu même. » Muni de ces phrases, on peut aller les revoir au Metropolitan Museum de New York, où elles sont en ce moment exposées.
Finissons par la réponse au problème initial : comment parler d'un tableau sans ennuyer ? France Observateur, 1955 : « Beaucoup de gens se plaignent que la critique d'art, la vraie, celle qui ambitionne d'aller au fond des choses, est monotone, ennuyeuse et ne montre pas bien son objet. » C'est que, contrairement au cinéma ou au théâtre, la peinture « n'est pas anecdotique, ne comprte guère de sujet, ou par allusion et prétexte, et tous ses sujets se ressemblent : rues, nus, portraits, natures mortes, paysages. Elle est, avant tout, affaire de technique, et c'est donc de la technique qu'il faut parler […]. Celui qui fait un compte rendu de tableaux (le mot critique est désagréable), même s'il veut se contenter de présenter à ses lecteurs ce qui correspondrait au résumé d'une intrigue, il va lui falloir transposer en mots le langage de la matière, bref, faire ce travail herculéen, opérer ce miracle : donner la parole à un muet. […] C'est presque toujours un échec, mais il y en a d'élégants. »
Jean Dubuffet écrit que Limbour était sale, pique-assiette, inconséquent et bon nageur. Ils venaient plus ou moins de se brouiller : Dubuffet semblait fatigué des textes de l'ami écrivain ; il voulait de la critique universitaire, de la vraie. Limbour meurt noyé au large d'une plage de Cadix, le 17 mai 1970, sans avoir reçu la lettre de conciliation que le peintre lui a envoyée la veille. Deux jours après la noyade, un autre écrivain, André Dhôtel, reçoit du mort une carte postale « représentant la Vierge de Cadix et son Fils aux visages étranges et merveilleusement couronnés ». Cadix est une ville où Limbour allait volontiers. Elle est ouverte sur l'Atlantique. Les conquérants en partaient vers l'Amérique, vers des lumières et des territoires inconnus – vers la mort aussi. Le poète Rafael Alberti, qui en était originaire, a écrit sur ses voix marines quelques vers : « Si ma voix meurt à la terre, / Portez-la au bord de la mer, / et laissez-la sur la rive. »
Philippe Lançon