La grande dame et Nadejda Mandelstam
Anna Akhmatova par son amie
La différence entre la licence et la liberté, la première étant plus toxique qu'on ne croit, la relation directe entre la sexualité et la poésie, la nocivité des chefs charismatiques comme des responsables trop zélés : ce sont quelques-uns des thèmes que Nadejda Mandelstam (1899-1980) aborde dans Sur Anna Akhmatova, texte écrit juste après la mort de son amie, en 1966. Mais le plus saisissant est énoncé dès les premières lignes : « De tout ce que nous avons connu, le plus fondamental et le plus fort, c'est la peur et son dérivé – un abject sentiment de honte et de totale impuissance. […] Depuis les tout premiers jours, alors que nous étions encore courageuses, et jusqu'à la fin des années 50, la peur a brouillé tout ce qui fait d'ordinaire une vie humaine, et nous avons payé chaque lueur d'espoir par des délires nocturnes, tant dans la réalité que dans nos rêves. »
L'une a voué son existence à perpétuer le souvenir de son mari, Ossip Mandelstam, mort dans un camp de transit en 1938, et à s'assurer que son œuvre survive. La seconde, la poétesse Anna Akhmatova (1889-1966), a consacré son recueil le plus célèbre, Requiem, aux victimes de la terreur stalinienne avant-guerre. Son premier mari, le poète Goumiliov, a été fusillé en 1921. Leur fils Lev a été arrêté à deux reprises. « Cette fois-là, A.A. s'est comportée comme une simple paysanne : elle a hurlé, elle s'est lamentée, et quand les visiteurs sont partis en emmenant son fils unique, elle a couru en tous sens pendant un long momnet, a pris ses papiers (au diable les poèmes ! Tout ça, c'est à cause d'eux !) et les a fourrés dans le poêle allumé. » Le critique d'art Pounine, troisième mari d'Anna Akhmatova, est mort dans un camp en 1953. Aux éléments de la tragédie, étau constant, la veuve de Mandelstam mêle des observations sur la séduction d'Akhmatova, son humour concret, sa générosité alliée à des manières de grande dame – et son génie.
Quand Nadejda Mandelstam est morte, à 81 ans, en 1980, Joseph Brodsky, qui l'avait connue, et lue, écrivit qu'elle bénéficiait d'« une psyché formée par l'emploi qu'Ossip Mandelstam et Anna Akhmatova avaient fait de la langue ». C'était un compliment à double tranchant, car il faisait de Nadejda un écrivain malgré elle, entièrement modelée par son prestigieux entourage. Contre tout espoir, volume de mémoires exfiltré en 1966, publié à New York et Londres en 1970, et en France deux ans plus tard, a été suivi du Deuxième livre, où elle prolongeait le portrait de son mari, de leur génération et l'analyse de la société soviétique. Anna Akhmatova est morte entre ces deux ouvrages. Nadejda Mandelstam a alors réuni ses souvenirs dans ce texte que nous découvrons aujourd'hui : elle l'a détruit, mais avait confié une copie à une amie, qui elle-même l'a transmis. Sur Anna Akhmatova, paru en Russie en 2006, contient des pages reprises ensuite dans le Deuxième livre (en français Contre tout espoir II et III). Mais l'évocation de l'aînée y est plus amène, et cela donne de Nadejda Mandelstam elle-même une image moins sévère.
Claire Devarrieux