Libération : Recension par Frédérique Fanchette

 Libération : Recension par Frédérique Fanchette
05 avril 2024

Roman-enquête sur un accident d’avion et recueil d’essais 

Dans une interview à Libération en 2021, la romancière et traductrice Cécile Wajsbrot parlait des « métaphores obsédantes ». Et elle faisait référence dans son propre travail à sa fascination pour l’eau, les phares. L’année d’après, paraissaient regroupés dans un seul ouvrage, titré Haute Mer, cinq de ses romans déjà publiés et tournant tous autour de la thématique de l’art. Aujourd’hui sort Plein Ciel, un roman enquête sur un crash d’avion en 1961 qui entraîna la mort d’une figure aimée. Passer de l’élément aqueux à l’éther, faut-il y voir une page tournée, une rupture ? Eh bien non, la clé (des songes), ou plutôt le promontoire, se trouve chez Victor Hugo, cité plusieurs fois. A mi-parcours de son livre, Cécile Wajsbrot mentionne l’avant-dernière partie de la Légende des siècles. Elle est divisée en deux temps, « Pleine Mer » et « Plein Ciel » : les deux peuvent marcher de pair.

Ceci n’est qu’un exemple du plaisir qu’il y a à lire ce nouveau roman qu’il faut aborder en restant vigilant. Les références littéraires, les incises, les chemins de traverse font penser à un jeu de piste. Il est mené par une « femme sans âge », sur les talons de laquelle marche une autre narratrice semble-t-il, une voix sortie d’un chœur façon antique. Reste au lecteur à se mettre à la suite des deux femmes, l’une filant l’autre, avec le sentiment de voir, de comprendre peu à peu, en restant invisible. Reprenons : le 10 mai 1961, un avion Constellation se crashait dans le désert saharien, alors que la guerre avait cours en Algérie. Il s’agit d’un fait réel. Tous les passagers et tout l’équipage, 78 personnes au total, furent tués. Parmi ceux-ci se trouvait une hôtesse de l’air, amie des parents de la narratrice. Celle-ci était alors âgée de 5 ans. Pour elle, l’employée d’Air France était «la fée des voyages». Elle lui envoyait des cartes postales du monde entier, lui rapportait des cadeaux comme cet inoubliable petit âne mexicain. Et puis un jour plus rien. Les adultes ne lui dirent que plus tard que l’hôtesse de l’air était morte. Dans le roman celle-ci n’est pas nommée, reste cette présence floue dans une mémoire d’enfant.

Coupures. Sur le sable où finit le vol AF 406 qui devait atteindre Orly depuis Brazzaville, on trouva, fut-il dit, des billets de banque voletant à foison. Plus tard on parlera de deux sacs éventrés pleins d’argent. A bord voyageaient deux ministres africains : l’hypothèse d’un attentat fut tout de suite avancée mais l’affaire ne reçut jamais d’explication officielle. Tout au long du roman, la «femme sans âge» enquête, en épluchant des sites dédiés sur Internet, en s’adressant à des organismes qui tardent à répondre, en retrouvant des coupures de presse de l’époque. Elle fait part de ses doutes, des difficultés, en une sorte de pas de deux verbal avec la femme du chœur. 

Mais qu’importe finalement que l’hypothèse de l’attentat soit validée ou non. Plein Ciel n’est pas un thriller, il s’inscrit à la suite des autres romans de l’autrice dans une longue réflexion sur l’absence, le travail de la mémoire, le temps qui passe. Le « je » est ici porté par la femme du chœur : « Tout à l’heure, j’ai levé les yeux. J’étais dehors et j’ai vu le ciel. Pour la première fois car je n’avais jamais pensé, encore, à regarder si haut. Je cherchais une forme, la ligne d’un avion, mais le ciel était vide. J’y cherchais la fée des voyages et j’ai compris, il me semble, ce qu’était le passé. C’est quelque chose comme un regret, comme un espoir naissant et qui se brise en se heurtant au vide. J’aimerais le dire à la femme sans âge, savoir si elle ressent les mêmes choses mais c’est elle qui parle, qui me parle, comme si elle n’avait que moi à qui s’adresser... Et moi, à qui pourrais-je m’adresser ? »

Pauvre dodo. Comme depuis son roman Mémorial, publié en 2005, un voyage en Pologne sur des traces familiales juives, Cécile Wajsbrot poursuit aussi un travail avec les voix. La romancière qui a jeté aux orties les traditionnels dialogues entrelace par instants des choses dites comme venant de bouches invisibles. Ici, on entendra par exemple le «nous» des passagers flottant dans un lieu non déterminé. Il y a aussi beaucoup d’oiseaux qui s’ajoutent à la partition et accentuent la teneur aérienne du livre. Ainsi ceux de la Conférence des oiseaux du poète iranien du XIIe siècle Farîd al-Dîn Attâr, ou les oies du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson de Selma Lagerlöf. Ou encore le pauvre dodo de l’île Maurice, à l’espèce éteinte, et dont des ossements furent retrouvés dans un lieu baptisé la Mare aux songes.

La romancière a traduit Virginia Woolf, tout récemment l’Allemand Peter Kurzeck, elle vit entre Paris et Berlin. Un recueil d’essais paraît en même temps que Plein Ciel. Il regroupe une trentaine de textes parus dans des revues, écrits pour des colloques ou lors de rencontres littéraires au cours des vingt dernières années. Outre le thème du rapport problématique de la France à son passé pendant la Seconde Guerre mondiale, l’autrice parle de son lien à l’Allemagne et surtout de livres. On y retrouve ce qui transparaît dans Plein Ciel, sa recherche sur les voix, les échos, sa foi dans la littérature – « le lieu de l’absence de maîtrise » –, ses réserves face à l’autofiction. « Les livres naissent d’autres livres » est le titre d’une contribution écrite pour un colloque sur le vivre-ensemble tenu à l’université de Freiburg en juillet 2010 et on a envie d’ajouter que les livres sont des relais vers d’autres livres, tant l’autrice au fil de ces essais lance des pistes. Oui, il faudra lire la Supplication de Svetlana Alexievitch et Peter Ibbetson de George Du Maurier, roman fétiche d’Hélène Cixous. Ou encore la suite par Jules Verne de l’Arthur Gordon Pym d’Edgar Poe.

Par Frédérique Fanchette