Libération - Woolf a du chien

 Libération - Woolf a du chien
25 mars 2010

Woolf a du chien

Deux livres de Virginia Woolf aux éditions Le Bruit du temps. Le premier – Le temps passe – est une variante de la section centrale de La Promenade au phare. Le second est une histoire de chien, Flush.

Petits livres, ils ont apparemment tout pour être anodins. Mais très vite l'œil est capté, de phrase en phrase : « Un vert pâle s'avive comme une feuille qui se retourne dans le creux de la vague. » Ou encore : « La nuit cependant succède à la nuit. L'hiver en tient un paquet en réserve et les débite impartialement, avec des gestes infatigables. » On ne saurait s'y tromper, c'est au-delà du simple constat, mais ça ne poétise pas : Le temps passe, traduit par Charles Mauron en 1927 dans Commerce, c'est de la prose qui s'invente. […]

Les servantes aussi ont part à la construction de la prose chez Virginia Woolf. Mrs McNab par exemple. Pour la rencontrer, il n'est que de revenir au premier livre, Le temps passe, quand, à près de 80 ans, elle entre en scène au chapitre IV, « déchirant le voile du silence », pour nettoyer les chambres d'une maison longtemps abandonnée par des maîtres qui n'écrivent jamais. Elle est en compagnie de sa commère Mrs Bast, et « avec le balai et le seau, brossant, récurant, [elles] arrêtaient la corruption et la pourriture, sauvaient de la mare du temps qui allait se refermer sur eux tantôt une cuvette et tantôt un placard, remontaient de l'oubli tous les romans [de Walter Scott] et un service à thé, rendaient au soleil et à l'air un garde-cendres en cuivre ou des pincettes d'acier. » Et elle chantonne, Mrs McNab, roulant, nettoyant, essuyant, avec « la voix de la bêtise, de l'humour, de l'opiniâtreté même foulée aux pieds et toujours renaissante», un chant toujours à l'affût « de quelque fente dans les ténèbres ». Et là encore, c'est de prose qu'il s'agit, d'un chant de la prose, supérieur à celui des prophètes poétisants des bords de mer. À travers « le roulis de son corps et la lorgnade de son sourire », la servante fait passer « les syllabes brisées d'une révélation plus profonde qu'aucune de celles accordées aux veilleurs solitaires qui parcouraient la grève à minuit ». Et c'est peut-être cela, le message de Mrs McNab à sa romancière et à ses lecteurs, que le temps passe, et que le monde résiste dans les gestes du travail.

Hédi Kaddour