Lire - Babel contre Goliath

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01 2011

Babel contre Goliath

De la gloire à l'arrestation et la mort, Isaac Babel (1894-1940) aura connu le meilleur et le pire de l'URSS. À découvrir grâce à l'édition complète de ses œuvres, en particulier Cavalerie rouge.

C'est l'histoire d'un enfant d'Odessa qui connut dans son pays une gloire foudroyante, entra au purgatoire et fut réduit au silence avant d'être fusillé par les hommes du NKVD, en 1940. Cet enfant-là, qui ne cessa de faire chatoyer la langue russe comme un samovar d'or, c'est Isaac Babel, dont les éditions Le Bruit du temps publient les Œuvres complètes, un monument édifié dans la tourmente bolchevique par un météore pour lequel la littérature fut une « chose sacrée », a dit Elias Canetti. « Il y a chez lui une façon de voir les choses extrêmement singulière : il s'intéresse à toutes les formes d'humanité, même les plus abjectes », explique sa traductrice, Sophie Benech, qui s'est déjà mesurée à Pasternak, à Andreïev et à Chalamov.

C'est au sein d'une famille juive qu'est né Isaac Babel, en 1894, dans un quartier populaire d'Odessa. Son enfance, il la passe sous le signe du tumulte, à l'époque des pogroms et de la répression sanglante du « dimanche rouge » de Saint-Pétersbourg : l'Histoire gronde et, déjà, le jeune Isaac s'en inspire pour écrire ses premiers récits tout en lisant les deux auteurs dont il se réclamera plus tard, Maupassant et Flaubert. À 23 ans, en 1917, il publie des chroniques dans le journal de Gorki – La Vie nouvelle, bientôt interdite – et ce sera ensuite la grande aventure de sa vie : pendant cinq mois, de mai à septembre 1920, il couvre comme correspondant de guerre la terrible campagne de Pologne et il observe la folie des combattants, une fureur collective dont il tirera son chef-d'œuvre, Cavalerie rouge, un récit à la fois goyesque et célinien publié en 1926. Babel est alors porté aux nues, il fréquente l'élite du Parti, travaille avec Eisenstein, voyage en Europe, rencontre Malraux et Gide, reçoit du régime une luxueuse datcha dans le « village des écrivains » à Peredelkino et, peu à peu, assiste à la montée de la terreur : alors que les intellectuels sont contraints de devenir des « messagers du socialisme », il choisit le camp du silence dès le début des années 1930. Parce qu'il n'exalte pas les avenirs radieux, on l'attaque violemment dans les journaux et, désormais, sa célébrité ne le protège plus. En mai 1939, il est arrêté. Ses manuscrits lui sont confisqués. En prison, les agents du NKVD le harcèlent et veulent lui arracher des aveux. Il dénonce des amis, se rétracte, vacille, se contredit, oppose à ses tortionnaires les provocations de son légendaire humour. De quoi l'accuse-t-on ? De complot terroriste, d'espionnage pour le compte de la France – il reconnaît avoir été recruté par Malraux – et de sympathies trotskistes. Condamné le 26 janvier 1940, il sera exécuté le lendemain, en pleine nuit, à 45 ans.

Et, si Babel, contrairement à une partie de sa famille, ne s'était pas exilé, c'est parce qu'il se disait intoxiqué par la Russie. L'âme de cette terre ne cesse de vibrer dans ses livres, avec tous ses paradoxes, avec ses aspirations sublimes, sa folle démesure, ses excès diaboliques. Lire Babel, c'est entendre le tonnerre gronder dans les tréfonds de l'humanité. Il secoue les pages hallucinantes de Cavalerie rouge, où l'on voit les cosaques du général Boudionny foncer dans les plaines tels des centaures abreuvés de sang. La sauvagerie sert d'étendard et c'est un office des ténèbres qu'orchestre Babel dans ce livre qui reste l'une des épopées les plus magistrales des lettres russes.

Ces Œuvres complètes rassemblent une kyrielle d'inédits, de reportages, d'articles, de scénarios. Et l'on peut aussi y redécouvrir les textes consacrés à l'enfance et à la ville natale de Babel : Histoire de mon pigeonnier et les magnifiques Récits d'Odessa, où il donne la parole aux familiers des bas-fonds, aux mendiants, aux brigands, aux trafiquants, mais aussi aux petits Juifs échappés de la misère des ghettos. « Je prends un rien, expliquait Babel, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché et j'en fais une chose à laquelle je n'arrive plus à m'arracher. »

À la gueule toujours ouverte de l'hydre stalinienne, il a résisté en s'exilant dans le fragile refuge de la langue russe, une langue qu'il ne cessa d'élaguer et de polir. « Aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d'homme de façon aussi glaçante qu'un point placé au bon endroit », disait-il. Cette passion pour le style fut la seule arme de Babel, le cavalier rouge qui nous revient aujourd'hui sabre au clair, rescapé des enfers.

                                                                                                    André Clavel