L’Ours - Pasternak dans la nuit matérialiste, par Jean-Louis Panné

 L’Ours - Pasternak dans la nuit matérialiste, par Jean-Louis Panné
01 janvier 2016

Pasternak dans la nuit matérialiste

• Michel Aucouturier, Un poète dans son temps : Boris Pasternak, éditions des Syrtes, 2015
• Lydia Tchoukovskaïa, La Plongée, Le Bruit du temps, 2015

Avec le Docteur Jivago, deux ans après le fameux rapport Khrouchtchev, les lecteurs occidentaux découvraient une version dissidente de l’histoire de la Russie du XXe siècle au travers de personnages qui, comme le fait remarquer Michel Aucouturier, s’inspiraient en partie de personnes véritables. La vie de Pasternak est marquée du sceau du respect que le poète a acquis, non sans péril, par son attitude sous le régime soviétique. Ce respect et même la reconnaissance qui lui étaient portés — sa poésie exprimant les sentiments les plus profonds des sujets soviétiques — se sont ouvertement manifestés le jour de ses obsèques (le pouvoir les aurait voulues presque clandestines) par la présence de nombreux admirateurs surveillés par le KGB. Parmi ces intrépides : Andreï Siniavski et Iouli Daniel, futurs dissidents condamnés…

Une vie sous la menace

Cette vie si riche avait débuté — avant qu’elle soit prise dans l’étau de la politique — sous les auspices de la plus haute culture russe : Tolstoï, Scriabine, la musique et la peinture, sa mère pianiste de talent, son père dessinateur et peintre réputé, le cercle de leurs amis, cet « âge d’argent », comme on l’appelle. Avec la guerre, puis la prise du pouvoir par les bolcheviks, ce monde est peu à peu détruit et Pasternak devra désormais écrire avec face à lui la rigidité dogmatique du PC, les menaces constantes d’arrestation. Dans ses correspondances, ici abondamment citées, Pasternak ne craint pas d’exprimer sa pensée, ainsi en mars 1933, il écrit à son père à propos du nazisme triomphant et du soviétisme : « Ce sont des mouvements qui font la paire, de même niveau, l’un est appelé par l’autre, et tout cela est d’autant plus triste. Ce sont les ailes, droite et gauche, de la même nuit matérialiste. »

C’est cette longue résistance tranquille que Michel Aucouturier restitue, liant avec bonheur l’analyse de l’œuvre poétique, des ruptures et des évolutions de Pasternak, et sa recherche constante de la dignité. L’équilibre atteint confère à sa biographie subtile le rôle futur d’ouvrage initiant à la poésie de cette si noble figure.

Le roman de la Grande Terreur

De Pasternak, il est aussi question dans le roman de Lydia Tchoukovskaïa qui se déroule au moment de la campagne contre le cosmopolitisme, dirigée contre lui et Anna Akhmatova au lendemain de la guerre, et qui se mue en campagne antisémite. Nous sommes introduits dans une maison pour écrivains où une femme dont le mari a disparu s’est fixée comme but d’achever un roman où elle entend dire la vérité sur les sombres années de la Grande Terreur. Elle sympathise avec un ancien détenu du Goulag qui lui révèle la réalité des camps et elle comprend qu’elle ne reverra jamais son mari condamné à « dix ans de détention sans droit de correspondance », euphémisme signifiant l’exécution immédiate. Elle attend de cet homme qu’il dise la vérité de son expérience des camps, mais celui-ci ne produit qu’un roman « réaliste socialiste »... Lydia Tchoukovskaïa parle de sa propre vie — son mari a été arrêté en 1937. Devenue « ennemie du peuple », elle a survécu à la tourmente, devenant la confidente d’Anna Akhmatova. Avec La Plongée, elle nous donne une très fine description de l’atmosphère de l’époque et une galerie de personnages — du vieil écrivain juif couvert de décorations bientôt arrêté au journaliste exubérant mais peureux — tous touchant dans leur comportement humain, trop humain. Mais elle n’oublie pas de tourner son regard vers le petit personnel de la datcha et de ses alentours dont certains sont l’objet d’une suspicion infamante pour avoir survécu sous l’occupation allemande.

Surtout, dans ce roman paru seulement en 1988 en Russie, Lydia Tchoukovskaïa, qui emprunte à un autre de ses romans, raconte l’attente des femmes devant les portes des prisons lors de la Grande Terreur, la brutalité avec laquelle les fonctionnaires leur mentaient. Qu’écrire après la lecture de la scène où une Finnoise fait la queue avec son bébé dans le froid ? L’écrivain la retrouve à la sortie de la prison et tombe alors l’aveu de la mère : l’enfant est mort. « Elle était déjà morte là-bas, dit la femme. [...] Mais je ne voulais pas perdre ma place dans la file des mères, je voulais avoir un renseignement. J’aimais beaucoup mon mari. »

Après avoir lu ce livre, on ne peut qu’être convaincu que la vraie littérature a le pouvoir magnifique de nous faire comprendre une époque et ses drames… et qu’elle offre au plus humble personnage la revanche de l’immortalité.

Jean-Louis Panné
n° 454