Mediapart - « La Plongée » en eaux troubles de Lydia Tchoukovskaïa

 Mediapart - « La Plongée » en eaux troubles de Lydia Tchoukovskaïa
02 2015

« La Plongée » en eaux troubles de Lydia Tchoukovskaïa

• Sophia Pétrovna, éditions Interférences, 2007
• La Plongée, éditions Le Bruit du temps, 2015

Quand les routes de Lydia Tchoukovskaïa et d’Anna Akhmatova se croisent, les deux viennent de voir disparaître en 1937, année de la Grande Terreur, un être proche dont elles ne savent ce qu’il est devenu. Envoyé en camp ? Et pour combien de temps ? Exécuté ? L’actrice Isabelle Lafon a mis en scène une magnifique version théâtre de cette amitié et du livre qui en résulta.

Une Soviétique ordinaire

Travaillant elle-même dans une maison d’édition, Lydia Tchoukovskaïa verra disparaître bon nombre de ses collègues. Pendant l’hiver 1939-1940, elle écrit Sophia Pétrovna, un récit qui vient apporter sa pierre à une grande tradition russe. Le récit d’une femme, bonne communiste des années 30, qui croit ce que disent les chefs et les journaux. Si on arrête les gens dans la patrie du communisme, c’est qu’il y a une raison, pense-t-elle. Son fils Kolya, c’est sa fierté, sa raison de vivre. Élève communiste modèle, il entre au parti, devient ingénieur, envoyé en province dans une usine, il améliore un système, sa photo paraît à la une de la « Pravda ».

Et puis tout s’écroule en 1937, année de multiples et insensées arrestations. Le directeur de la maison d’édition où travaille Sophia Pétrovna est arrêté, puis Natacha, la grande amie de Sophia, pour une faute de frappe (ronge au lieu de rouge) qui en fait une terroriste. Sophia prend naïvement la défense de cette dernière et devient une brebis galeuse, elle sera bientôt contrainte à la démission.

Son fils Kolya est à son tour arrêté, elle veut croire à une erreur, elle fait la queue des nuits entières devant le bureau procureur. D’autres arrestations l’affectent et achèvent de l’isoler, c’est alors qu’elle reçoit une lettre de son fils, envoyée clandestinement. Envoyé dans un camp ou emprisonné on ne sait où, il est resté communiste, il croit à une erreur, il demande à sa mère d’agir, d’aller expliquer. Il n’a pas encore compris ce qu’elle a compris. Elle sait qu’elle ne reverra jamais son fils, elle brûle sa lettre.

Superbe portrait d’une Soviétique sincère, prise dans les rouages du stalinisme. Lydia Tchoukovskaïa ne ressemble pas à son héroïne mais c’est l’arrestation en 1937 de son second mari, un physicien qui lui a servi de matériau. Le manuscrit de Sophia Pétrovna, Lydia ne le brûle pas, elle le cache dans un tiroir.

Une maison de repos pour écrivains

La Plongée, qui paraît aujourd’hui dans une nouvelle édition, met en scène une autre femme seule, mère elle aussi comme Sophia Pétrovna, mais beaucoup plus proche de Lydia Tchoukovskaïa. La narratrice est une femme écrivain qui comme tout membre de l’Union des écrivains, peut profiter des maisons de repos de l’Union, souvent situées dans des endroits avenants, forêts, montagnes ou bords de mer. La narratrice passe là trois semaines, se saoule de la nature qui l’entoure en de longues et belles pages qui convoquent toute la poésie russe.

Elle va seule par les chemins enneigés et bientôt en compagnie de Bilibine, l’un des écrivains venus comme elle séjourner dans la maison de repos. En tête à tête, il lui confiera avoir passé de longues années de sa vie dans les camps. La plongée qui donne son titre au récit, c’est celle que la narratrice effectue en elle-même par l’écriture, essayant d’imaginer le destin de son mari arrêté en 1937 et dont elle est toujours sans nouvelles. « Où était sa tombe ? Qu’avait-il vu en dernier, au moment où la vie le quittait ? »

Un ballet d’ombres

Par petites touches, Lydia Tchoukovskaïa nous brosse le microcosme que représente cette maison de repos. Des écrivains soviétiques pleutres ou craintifs ou serviles ou tout à la fois qui haïssent Pasternak et consorts, une directrice de la maison autoritaire dont la sœur revenue des camps vient à nouveau d’être arrêtée, des villageois qui vivent dans une misère extrême alors que la maison de repos des écrivains est pourvue de tout, et puis l’un de ces écrivains (juif) que l’on vient chercher au petit matin.

L’action se passe pendant l’hiver 1949-1950, année de procès à Moscou, et c’est comme si l’ombre des 1937 revenait obscurcir le paysage. Bilibine, loin d’écrire son histoire « pour le tiroir », maquillera le récit de sa vie pour pondre un roman assommant dans la ligne du réalisme socialiste. L’idylle naissante entre l’écrivain et la narratrice tournera court.

La Plongée, Lydia Tchoukovskaïa l’écrit « pour le tiroir » entre 1949 et 1957, sachant que son récit n’a aucune chance d’être publié en Union soviétique. Il le sera à l’étranger, à Paris, en 1972. Et dans son pays onze plus tard. Une femme droite. Elle défendra Pasternak comme la narratrice de La Plongée, mais aussi Brodsky, Youri Daniel et bien d’autres. Elle sera exclue de l’Union des écrivains soviétiques en 1974, interdite de publication. Elle ne lâchera rien. Un roc. Elle vivra jusqu’à 89 ans, le temps de recevoir le prix Sakharov et un prix d’État en 1996, deux ans avant sa mort.

                                                                                             Jean-Pierre Thibaudat