Place de la Sorbonne, n° 9 - Recension de Marie-hélène Prouteau

 Place de la Sorbonne, n° 9 - Recension de Marie-hélène Prouteau
04 mai 2019

Devant la mer d’Okhotskn’est pas un art de voyager. Point d’exotisme ou de pittoresque ici : « je n’ai rien à raconter / Pas d’histoires, pas d’anecdotes ». Pour tout dire, Jean-Claude Caër n’écrit pas un carnet de voyage au Japon.

C’est d’un cheminement poétique qu’il s’agit. Entre l’ici et l’ailleurs. Cheminement de traverse entre la maison en Bretagne près de la mer, le Pays du Soleil Levant ou la demeure à Montmartre avec ses fils. Septembre 2015, juin 2016. Comme dans un kaléidoscope aux cents  instantanés, des déplacements ont lieu, hantés par la disparition et la mémoire de la mère. Une vibration en entraîne une autre, le frémissement des feuilles de l’érable du Japon que le poète vient de planter dans le jardin en Bretagne, le gong au monastère où les moines récitent les prières, le souvenir de la femme aimée sur la grande plage de Berck. Celui de la mère travaillant aux champs, la vision des daims en liberté sur fond de volcans enneigés. Quelques vers et c’est un paysage qui émerge, qui s’intériorise. Des peintures du théâtre Nô sur un paravent, des moines-mendiants discutant dans le paysage, la pierre nue gravée d’un idéogramme dans un cimetière. Le flux mental prime. Débordant le cadre du voyage au Japon, les quatre saisons se glissent dans les pages, invitées par l’art du haïku. L’art culinaire japonais aussi. Une histoire de saveurs, de couleurs s’invente ici, musique de la cérémonie du thé ou chute des feuilles rouges en automne.

Le voyage réel et le voyage imaginaire se mêlent. Pascal et Montaigne sont là qui côtoient Mishima et Sôseki. Le recueil se fait chambre d’échos pour des fantômes littéraires. Les images de Kurosawa et d’Ozu trouvent place dans le pays intérieur du poète. « Il ne s’y passe presque rien, mais on y atteint la profondeur tout en transparence » dit-il de ce dernier. 

Nous y lisons notre fragilité. Car le grain de voix du poète garde toujours sa résonance mélancolique. Se dessine en creux l’autoportrait de Jean-Claude Caër. En « poètechinois assis dans une barque /Voguant sur des vagues dorées ».Sur un fond sombre d’inquiétude. Est-il en Bretagne devant lessuperbes dunes de Keremma ou bien face à la mer d’Okhotsk ? Peu importe. Pour reprendre François Cheng, le poète livre ici son sentiment-paysage. Ce moment de connivence pure où le temps et le lieu semblent se fondre en image intérieure. 

Multiplication de la méditation intime.

L’espoir, peut-être, d’une revigoration : « Je dois m’arracher à ce piège qui brûle mon énergie. / Je dois retrouver des forces vives ». Mais guérit-on de cette difficulté d’être ?

Du lointain de l’enfance, l’austère collège breton et ses litanies de messe en latin d’église aux lointains géographiques du monde aïnou et ses aborigènes, un fil directeur tisse une trame. L’ancrage du lieu, le natal cohabitent chez lui avec les appels de différence,selon la formule de Roland Barthes, autre passionné du Japon. Toujours chez le poète, cette curiosité ardente pour les peuples premiers qui parcourt ses écrits. Voilà longtemps qu’il mène une quête sur l’ailleurs et le moi. Elle est sans fin. Car la dissonance est au cœur du sujet qui écrit. La certitude que la disparition, la mort ont gagné étant vrillée au-dedans de son imaginaire. 

Avec la mer, sa figure enchâssée dans l’homonymie, la mère nous met face à l’énigme de la vie. Sans fioritures, sans emphase. Elle entre en relation avec l’arbre et ses glands que des geais virevoltants portent dans leur bec. Signe et gage de ce qui vient et viendra après, persévérance de la promesse vitale de la forêt. Tel est le tableau si subtilement ciselé de la dernière page, superbe comme une estampe japonaise.

 

Par Marie-Hélène Prouteau