Rondes de nuit, le premier livre d’Amaury Nauroy, a pour point de départ une forte émotion ressentie lors de sa première rencontre avec Philippe Jaccottet. Par le biais d’une suite de portraits d’auteurs réunis dans la première moitié du XXe siècle autour de l’éditeur vaudois Henry-Louis Mermod, l’auteur souhaite « restituer l’existence, en vérité le pouls d’une tribu de poètes et d’artistes » : Charles-Ferdinand Ramuz, Gustave Roud, Charles-Albert Cingria, Philippe Jaccottet, Jacques Chessex, Gérard de Palézieux, notamment. Mermod, ce « Gaston Gallimard helvétique » et mécène trop peu connu de nos jours, occupait une place considérable dans la bourgeoisie lausannoise de son époque.
Ce livre est surprenant à plusieurs niveaux : impossible de le comparer à un modèle quelconque (il ne s’agit ni de « vies », genre répandu dans la littérature contemporaine, ni de « mémoires » – on se situe plutôt entre les faits et l’imagination) ; la langue et le style sont aussi particuliers (on dirait de la poésie sous forme de prose, ou des rondes poétiques en prose) ; et la manière dont le narrateur – ou l’auteur, puisque la part autobiographique est manifeste – se mêle aux récits en les commentant correspond à un tissage de légèreté, spontanéité et solide érudition.
On sent une grande sensibilité pour les paysages décrits. Grâce à sa rencontre avec Chessex qui lui fit découvrir le Haut-Jorat, région où vivaient Ramuz, Roud, et bien d’autres encore, Nauroy découvrit cette région boisée située dans le canton de Vaud. Quant au projet d’écriture, il s’inspire de la célèbre Ronde de nuit (1642) de Rembrandt qui se trouve au Rijksmuseum à Amsterdam. À l’instar de ce tableau intriguant que l’auteur a si souvent interrogé dans le passé, il invite les lecteurs à sa propre ronde en comparant la toile à une mystérieuse réunion de poètes qu’il désire éclairer. Une multitude de personnages, rencontrés dans la vie réelle ou dans les livres, traduisent l’amour de l’écrivain pour la poésie et les rencontres amicales que celle-ci peut provoquer. La structure de l’ouvrage se compose, logiquement, de ces rencontres successives.
Alors que le rôle capital de Mermod dans l’édition suisse romande forme la partie principale de cette « enquête », l’auteur fait revivre le riche passé à partir de faits réels et tangibles (notes, lettres, documents, photos…) tout en y mêlant des phrases qui glosent sa propre façon de procéder en imaginant ou en complétant ce qui manque. Ainsi, on apprend que le moment déterminant pour l’écriture remonte à une soirée-conférence en 2005. Ayant donné ses archives à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, Jaccottet souhaita à cette occasion qu’une place ou une rue porte le nom de son premier éditeur. Présent dans la salle, Amaury Nauroy voulut dès lors en savoir plus sur Mermod, et la rencontre avec Jaccottet est vécue comme une initiation (« toute émotion vraie est source de révélation »). Ce sont en effet les paroles « simples, mais fortes » de Jaccottet qui causent le déclic : « Lorsque nous sommes saisis d’enthousiasme, et donc d’émerveillement face à un paysage ou à la vie d’un homme – peu importe ! – nous subissons aussi comme une initiation l’épreuve d’un réel plus authentiquement réel. Voilà ma conviction. » Le chapitre le plus réussi est en effet celui où le lecteur entrevoit l’intimité de Philippe Jaccottet et de sa femme Anne-Marie, installés à Grignan depuis les années 50. Intitulé « Petits à-côtés », ce tableau vivant sur le quotidien des Jaccottet – où il est aussi question du peintre lausannois Jean-Claude Hesselbarth, leur voisin à Grignan, ou encore de la librairie « Ma main amie » tenue par « l’inénarrable Isabelle » qui vit également dans ce « paradis drômois » – est tout simplement captivant.
En résumé, cet essai fait preuve d’une qualité remarquable et révèle le talent d’un jeune écrivain qui, espérons-le, offrira d’autres livres à son lectorat. La présence continuelle du narrateur guidant ses lecteurs à travers les souvenirs d’un monde souvent disparu fait que, lisant, on le revit intensément, restitué – et partiellement imaginé – dans ses facettes diverses.
par Ariane Lüthi