Revue de Belles-Lettres 2018/2, Recension par Anne-Lise Delacrétaz

30 octobre 2018

A quel genre littéraire appartient donc l’étrange Rondes de nuit d’Amaury Nauroy, qui tourne autour de la figure d’Henry-Louis Mermod, richissime industriel vaudois devenu éditeur par admiration pour Ramuz ?

Les indices paratextuels brouillent les pistes de lecture. « Récits », précise la page de titre – « petites proses », surenchérit l’incipit. Le rabat ajoute à l’ambiguïté en annonçant une « galerie de portraits d’écrivains et d’artistes », mais aussi  « chronique de la littérature suisse romande après-guerre » et encore un « roman d’apprentissage ». Une  note donne la liste des sources que l’auteur a consultées, ainsi que celle des témoins qu’il a rencontrés – preuve si besoin en était de l’intensité des recherches d’Amaury Nauroy sur le « Gaston Gallimard helvétique », comme le surnommait Philippe Jaccottet qui a travaillé quelques années pour lui, de 1947 à 1953.

Selon qu’il fait revivre les fastes du salon de Fantaisie, propriété lausannoise de Mermod, raconte une virée dans le Jorat en compagnie de Chessex ou se remémore un goûter chez Jaccottet à Grignan, l’auteur varie les poses et les postures : témoin tour à tour empathique et impitoyable, enquêteur engagé, historien ou sociologue improvisé, mauvaise langue – même s’il s’en défend : « Je ne rapporte pas ce détail pour ébruiter un cancan qui ne m’intéresse pas ». 

Avec ruse et honnêteté, désinvolture parfois, il avoue ses négligences : « Pressé par de stupides échéances, je ne mène pas non plus comme je le voudrais mon travail » ou : « Bien qu’à la vérité je m’en sois fichu, je peux certifier que… » ; il reconnaît les limites de ses compétences : « Aux historiens, le soin de séparer ici le bon grain de l’ivraie », et ne cache pas les libertés prises par rapport au tempo : « Les années suivantes, je les passe au galop ». Parfois, Amaury Nauroy interpelle le lecteur, avec qui il passe un pacte volontairement flou et changeant, pour revendiquer non sans humour le droit à l’interprétation arbitraire: « J’ai la conviction (si vous me permettez d’énoncer un point de vue sur sa vie)… » et le plaisir de l’affabulation : « Ne me demandez pas ce qui est le vrai dans ce conte ».  

Ce dispositif énonciatif ingénieusement modulé permet à Amaury Nauroy de tenir « ce point perpétuellement fuyant, aussi difficile à atteindre sinon plus que les extrêmes, où s’entend la vibration et la contradiction la plus heureuse de l’existence ». Sous sa plume élégante revivent avec force et nuance les maîtres qu’il s’est choisi et inventé, dont Philippe Jaccottet, Pierre Oster  et Jean-Claude Hesselbarth.

Conjuguant rêverie poétique et précision historique, « à mi-chemin du songe et du fait », Rondes de nuitrejoint les interrogations de notre temps sur la biographie – terme auquel Alain Buisine et Alexandre Gefen préfèrent le néologisme biofiction, qui met en évidence le jeu audacieux entre reconstitution et invention, mémoire et imagination, propre au genre.

La projection autobiographique de l’auteur dans son récit, qui constitue un trait récurrent des biographies contemporaines, précisément, trouve une belle et émouvante expression dans « Géorgique » et « Autre Géorgique », laissant deviner une œuvre à venir plus personnelle, détachée des « obsessions helvétiques » parfois anecdotiques de Rondes de nuit. Avec pudeur et sensibilité, Amaury Nauroy y renoue avec sa propre enfance et rend un hommage à la vie minuscule  de son grand-père paternel, paysan taciturne et bourru de Villeneuve-en-Chevrie – déjouant ainsi un paradoxe troublant : « Dans le fond, les vies de Ramuz, Roud, Mermod, Chessex, Jaccottet, Hessel, me sont plus familières que celle de mon grand-père ».

par Anne-Lise Delacrétaz