Rehauts - Recension de Jacques Lèbre

06 juin 2019

La poésie de Jean-Claude Caër est quasiment sans métaphores et c’est peut-être bien, justement, ce qui séduit – comme s’il y avait, au fond, une sorte de nonchalance, ou bien une incroyance ? Ne pas faire poétique, volontairement je veux dire, comme tant de poètes le font. On pourrait en passer par Robert Walser : « Là où on sent la poésie on peut se passer d’élans poétiques. »[1] Ou bien par Ludwig Hohl : « On ne doit pas être poétique en poésie ; tel est le secret. »[2] Ne pas faire poétique, mais rendre compte au plus près d’une expérience, en l’occurrence celle d’un séjour au Japon. La poésie naîtra de cette sobriété du ton, que l’on pourrait qualifier de mat, comme on le dit d’un son : « Je n’ai rien à raconter. / Pas d’histoires, pas d’anecdotes / Seulement des sensations diffuses, des malaises, / Une solitude appuyée. » Et ce sera dit plus loin, au Japon justement : « Partir en mer quand la tristesse nous étreint / Regarder la mer grise / Sentir la houle puissante / … / J’ai en moi une langue que personne ne comprend, ne connaît / Elle me revient par bribes, par éclats / Sa clarté s’éteint peu à peu / Ici, à Utoro. »

Cette poésie, car c’en est une évidemment, va toujours au plus direct : « Nous fêtons aujourd’hui l’Épiphanie, nous tirons les rois. », mais avec tout ce qui peut remuer intérieurement sous ce présent factuel : « Reverrai-je au printemps le visage de ma mère / Sous les pétales de fleurs de cerisiers / Jonchant les allées du parc d’Uneo ? / À cette pensée, mon cœur se serre. » C’est là un recueil, mais comme les deux précédents, qui tient un peu du journal (Journal de bord, titrait Franck Venaille) : « Je pars pour Tokyô me recueillir / Sur les tombes de Kafû, Mishima, Shiga et Sôseki, / Peut-être aussi celle de Lafcadio Hearn. » Mais le voyage, chez Jean-Claude Caër, n’est jamais un apaisement, une détente, il est toujours de l’ordre d’une tension : « Je t’écris de l’empire des Mikados, le pays du Soleil-Levant. / ... / Je traverse des turbulences comme au jour de ma naissance / … / Les magasins, les boutiques regorgent de téléphones portables, / De coques vides, d’ordinateurs flambant neuf. / … / J’arrive fatigué de l’aéroport Narita. La douleur est présente, elle ne me quitte pas / Lancinante, la chaleur humide, étouffante. » La disparition de la mère hante le recueil.

Le poème, chez Caër, dans sa nonchalance apparente, peut rendre compte d’une conversation où le factuel et ce qui le dépasse se mêlent, et c’est ce qui fait poésie : « Nous avons mangé du crabe de Hokkaidô, du foie de lotte / Et bu le saké tiède qui coulait d’une fontaine de vapeur. / Hervé me parle des épiceries japonaises / … / Et les compare au cinéma. / Dans les films de Kurosawa / la tension monte par vagues successives, dit-il, / Les films d’Ozu sont au contraire comme l’eau calme d’un lac / dont on voit le fond – l’eau transparente, immobile. / Ainsi les konbini, ouverts jour et nuit / … / Sont comme les films d’Ozu. / Il ne s’y passe presque rien, mais on y atteint la profondeur tout en transparence. » La poésie de Caër sait aussi montrer (soulever) des sortes de vignettes qui, ici, se rapprochent non pas du haïku dans sa forme, mais dans son esprit : « Deux moines-mendiants discutent, minuscules dans le paysage, / Ils discutent / Le temps passe / Ils voyagent. » Ou bien : « Les lanternes le long de la rivière Kamo / Je reviens à pied / Fuyant les vélos qui me frôlent et sifflent dans l’obscurité. » Il y a, comme cela, des poèmes ou des passages qui relèvent d’une pure sensation : « Tokyô / (Je ne dors pas) / Le bruit de l’air (sa vibration) / Le silence des millions d’êtres / Qui dorment. »

Mais le voyage, chez Jean-Claude Caër, c’est aussi marcher sur des traces anciennes, certaines aujourd’hui en partie ou complètement disparues, c’était le cas dans En route pour Haida Gwaii (Obsidiane, 2011), c’était le cas pour Alaska (Le Bruit du temps, 2016), ça l’est aussi pour Devant la mer d’Okhotsk : « Je suis venu au Japon voir les Aïnous (le peuple chevelu et barbu) / Quasi décimés sur l’île de Hokkaidô. » Être au Japon, c’est visiter des temples, assister à des cérémonies : « Des ombres en allées dans la nuit se dispersent / Et nous-mêmes ombres parmi les ombres / Ayant récité les sûtras dès l’aube dans le temple Sekisho-in / Serons-nous protégés, mais de quoi ? / Des tremblements de terre, / Des Fukushima ? ». C’est aller sur des tombes dans des cimetières : « Le vent se lève après la première fraîcheur du soir. / Il fait plus doux à nouveau / Les ombres des ancêtres veillent / Visitées par des groupes de touristes. / … / Je regarde ces milliers de tombes / Là dressées sous la lune / … / Je ne sais qui je suis, ce que je fais là dans l’obscurité ». À Kyôto, c’est visiter le Daitoku-ji : « Dans ce désert miniature, à taille humaine, / L’esprit peut se poser ou flotter / Ou rêver, rouler sur chaque grain de sable. », mais ce sont les pensées qui flottent, vers quelqu’un de proche : « Aujourd’hui c’’est ton anniversaire. / Tu te promènes sur l’immense plage de Berck / près des bâches dangereuses. / Des phoques se prélassent sur des îles éphémères. »

Être en voyage, c’est être excentré de soi, en quelque sorte, c’est être déstabilisé : « Je suis si loin de tout / Pris dans un labyrinthe de connexions / Qui me paralyse. / Des connexions infinies / Des réseaux de fils et de câbles par millions / Qui nous relient les uns aux autres. / … / Chaque connexion me conduit dans un lieu unique que j’ai choisi, / Est-ce le bon lieu, la bonne place ? / Cela m’épuise -- / Comme la barrière de la langue à laquelle sans cesse je me heurte. » Mais cela n’empêche pas Jean-Claude Caër de se faire du Japon une image sans doute juste : « J’ai trouvé une société organisée, structurée, hiérarchisée / Une ruche prête au combat, à la catastrophe, à la guerre peut-être. » Seulement, et pour une fois le poème sera cité en entier : « Comme les fleurs, / Comme les lilas, / Comme les fleurs de cerisiers que je n’ai pas vues, / Comme la chute des feuilles rouges en automne / Tout nous échappe / et file entre nos mains. »

Par Jacques Lèbre

 


[1]  Robert Walser, Les rédactions de Fritz Kocher, Gallimard, 1999.

[2]  Ludwig Hohl, Notes, ou de la réconciliation non-prématurée, L’Âge d’Homme, 1989.