Revue de Belles-Lettres 2020,1-2, recension par Ariane Luthi

01 2020

Ces deux romans de Cécile Wajsbrot (*1954), romancière, essayiste et traductrice de l’anglais et de l’allemand vivant depuis une quinzaine d’années entre Paris et Berlin, sont tous deux marqués par une confrontation avec un passé ou un présent difficile à vivre, car impossible à cerner. Ses récits ayant souvent un fond autobiographique, leur thématique repose sur la shoah et les traumatismes familiaux ou individuels. Tel est le cas dans Mémorial, roman paru une première fois en 2005 aux éditions Zulma et réédité par les éditions Le Bruit du temps, suivi d’un riche entretien (« En littérature, il n’est pas d’autre urgence que d’urgence d’écrire… »). Toutefois, avec Destruction, le dernier volet d’un cycle de cinq romans intitulé Haute mer, c’est un autre moment clé de l’après-guerre en France et en Allemagne qui est mis en lumière. Cette fiction spéculative, véritable dystopie qui se déroule essentiellement à Paris et à Berlin, a cependant plus en commun avec Mémorial que l’on ne pourrait le croire de prime abord.

            Même si la narratrice de Mémorial tente d’échapper à ses origines et à sa famille (le cas échéant son père et la sœur de ce dernier, soit un frère et une sœur déjà âgés), elle n’y arrive pourtant pas. Soudés par ce qu’ils ont vécu en Pologne dans leur passé, le frère et la sœur n’en ont jamais parlé avant de se retrouver murés dans une maladie dévastatrice qui s’attaque à leur mémoire. C’est alors que la narratrice décide d’entreprendre un voyage en train qui formera en quelque sorte la colonne vertébrale du récit : l’attente du train sur les quais de la petite gare de passage et à la frontière, le long voyage, les rencontres et les conversations, le séjour dans une ville étrangère qui est pourtant aussi la sienne, puisque celle de sa famille : Kielce (ville où il y eut encore en 1946, un an après la fin de la guerre, un terrible pogrome). Mais ce sont surtout les voix intérieures qui caractérisent cette écriture – la présence du passé, ou plutôt les voix des ombres – ainsi que des phrases ciselées, observations ou réflexions faisant penser à des maximes, comme telle bribe au début du livre : « il suffit que l’imprévu se glisse dans une minuscule interstice pour qu’on se sente démuni ou perdu ». Arrivée à sa destination, des voix – déjà présentes tout au long du livre et qui continueront à le rythmer – questionnent, affirment ou commentent ce qui est en train de sa passer.

 

J’allais à la recherche d’adresses, de maisons et de rues peut-être disparues, peut-être demeurées, je n’avais qu’un nom de ville, un nom de rue, des récits sans logique et sans suite, des bribes de phrases qui s’étaient détachées de leur contexte pour s’arrimer en moi et me conduire, désormais, dans ma dérive. Des questions ou des affirmations qui, chaque fois, barraient ma route.

  • Que cherches-tu là-bas ?
  • Que penses-tu trouver ?
  • Imagine qu’il y a eu un tremblement de terre.
  • Il ne reste plus rien.
  • Une déflagration
  • Car nous avons quitté.
  • Personne ne peut revenir en arrière.

 

L’omniprésence des voix fait penser à une structure musicale dans ce texte où tout est déplacement et en mouvement. Selon Cécile Wajsbrot, il s’agit d’un « récit de migration » ; de plus, le roman permet la multiplication des points de vue, les changements de perspective, et donc d’échapper à la monotonie. La polyphonie étant le propre de cet art de la composition romanesque, il y a confusion, fusion, et de nombreux entre-deux. Rien ne distingue dans la tête de la narratrice les voix des vivants des voix des morts. 

 

  • Les cadavres jetés de la maison ? Un crime rituel après la guerre, l’exécution des survivants…
  • On les a enterrés au cimetière, dans une fosse commune.
  • Au cimetière ?
  • En passant de l’autre côté des roches, derrière la grande scène du théâtre, en continuant, on arrive à l’ancien cimetière, dont il reste quelques stèles, et la mention de ce massacre…
  • Un mémorial…
  • Tous les pays se couvrent de mémoriaux quand il est trop tard. Tu viens pourquoi ?
  • Découvrir, retrouver.

 

            Dans Destruction, une femme d’une quarantaine d’années enregistre un « blog sonore » qu’elle envoie, tous les dimanche soir, à un destinataire mystérieux. Elle qui a passé sa vie « d’avant » à lire et à écrire, se trouve soudait privée de tout ce qui définissait son existence. Une dictature s’est installée dans son pays, à Paris. L’écriture, l’enregistrement de ce qui est en cours, lui servira de lieu de remise en question incessante. Ce qui laisse songeur, dans cette remarquable dystopie, c’est que certaines pages semblent décrire notre quotidien, le XXIe siècle tel que nous le connaissons à la fin des deux premières décennies. Que faut-il, après tout, pour que notre monde – culture, langue, relations interpersonnelles – se voie détruit du jour au lendemain ?

            Ce roman est ainsi également une réflexion sur l’écriture et la lecture, sur les livres, la musique, les arts. Il semblerait que sous le nouveau régime tout ait été détruit, supprimé ou du moins remplacé. « La chronologie a disparu – et la suite des idées. » Alors que la narratrice est en train d’enregistrer ses mots, on ne sait jamais si son récit oral, « une sorte de rapport », n’est pas également écrit – étant donné qu’on est en train de le lire. Il est question de la « monotonie des temps », mais aussi des livres interdits (les noms d’auteurs et les titres de livres devraient être oubliés), du monde de la peur et de la méfiance dans lequel vivent les contemporains. 

 

  • Souvent les livres ont brulé.
  • À différentes époques, dans différents pays.
  • Ils commençaient par faire des listes. 
  • Établies avec soin.
  • Et de plus en plus longues.
  • Qui recensaient les opposants. 
  • Les origines.
  • Les écrits de combat.
  • Puis ils organisaient de véritables cérémonies. 

 

Censure, barrages « dans la pensée », prohibitions : « interdiction de remonter plus de dix ans, interdiction de lire ou voir ou entendre des œuvres tristes. Obligation de se distraire partout et en tout temps ». La dictature s’en prend à la langue, et notamment au passé. Ce serait lui, le passé, la « cause profonde de l’affaiblissement » du pays : « À force de regarder en arrière, on oublie le présent, l’avenir. » S’impose alors ce nouvel horizon qui pourrait se résumer à « pourquoi conserver plutôt que détruire » ? Du côté de la destruction se situent pour la narratrice la distraction et le rire, la fuite en avant ou dans l’inertie pour ne plus penser au « Paris d’avant » si efficacement remplacé par un régime totalitaire pour qui la pensée unique, voire totalisante l’emporte. 

Si l’œuvre de Cécile Wajsbrot se situe à la croisée des destins collectifs et individuels, ces deux romans montrent de quelle manière elle explore de nouvelles voies en fiction. Mémorial étant une sorte de bilan du vingtième siècle et de ses catastrophes, Destruction brosse le portrait d’une société paralysée et méfiante qui ne devrait pas correspondre à celle du vingt-et-unième siècle. Dans les deux scénarios, une histoire individuelle ou familiale est traversée par la grande Histoire. Comme les événements collectifs, passés ou présents – un ensemble de voix faisant penser à une chambre d’échos – constituent la toile de fond de nos vies, on comprend l’auteure lorsqu’elle affirme que ses personnages « ne sont pas des personnages mais des consciences ». C’est aussi pour cette raison qu’ils n’ont, la plupart du temps, pas de nom (« tout est désigné mais pas nommé »). Situés entre l’histoire collective et individuelle, il y est question de l’héritage, de la part commune que chaque individu reçoit. Bref, ces deux romans fournissent une profonde réflexion sur le temps – le passé, notamment, et, de manière générale, sur le seuil du temps – et la disparition d’un monde révolu. Un univers foisonnant à (re)découvrir, si ce n’est pas déjà fait.

Par Ariane Lüthi