Royaliste : Lydia, Anna et la grammaire de la beauté, par Philippe Arondel

01 juin 2020

Il y a plus de dix ans, Jean-Claude Milner, dans des lignes effroyablement pertinentes, dénonçait dans le stalinisme l’acmé d’une stratégie de réification du monde humain : « Staline, sans doute en pleine conscience de ce qu’il faisait, a choisi de tout transformer en choses : la politique, l’histoire, les hommes, Staline lui-même. Le règne absolu des choses, il l’appelait la mort ; il affirmait qu’à la fin il n’y a qu’elle qui gagne. D’où il suit que celui qui veut à la fois vivre et gagner doit mettre à mort tous les autres. Staline avait pris au sérieux le gouvernement des choses ; il conclut que ce gouvernement ne mène pas à la vie heureuse, mais à l’indifférence d’un monde sans vie. Il choisit de faire naître un tel monde. » (Jean-Claude Milner, La politique des choses, Verdier) 

Comment respirer, aimer, simplement exister au quotidien, quand des hordes de bureaucrates analphabètes, de petits commissaires politiques du néant tentent de forclore l’histoire humaine sur fond de matérialisme grossier ? Sans doute en essayant de redonner aux mots de la tribu leur vérité existentielle, leur charge d’émotion vraie, face à l’impérialisme des âmes mortes. Dans ces moments tragiques où l’on se prend légitimement à douter de tout, voire même de sa propre voix, la grande littérature – et encore plus la poésie – est l’ultime recours pour faire émerger un chant de résistance capable, ne fût-ce qu’à la marge, d’ébranler la passion triste et mortifère des bourreaux. 

Cette volonté de faire surgir à chaque instant, dans la douleur des jours saccagés, des vies ramenées à la nudité de l’horreur totalitaire, une grammaire éthique du refus, elle est au cœur des extraordinaires Entretiens avec Anna Akhmatova de Lydia Tchoukovskaïa, publiés récemment aux éditions Le Bruit du temps. Qu’est-ce qui nous émeut le plus dans ce journal de bord d’une dissidence douce, parfois un peu grise, sinon l’entêtement de deux êtres qui, dans la nuit froide du mensonge et de l’oubli programmé, bâtissent les petites stratégies, les minuscules chemins de traverse d’une liberté précaire, osant enfin nommer le monde dans ses battements de cœur éternels ? 

On y voit – ou, plutôt, on y saisit quasi physiquement à l’œuvre – une Anna Akhmatova, sans doute la plus grande poétesse russe de tous les temps, s’avançant sans faillir vers son accomplissement intime, en refaisant de la langue russe l’outil merveilleux de tous les possibles. On vibre au tressaillement de son être profond lorsque, nuit d’insomnie après nuit d’insomnie, sans cesse obligée de naviguer dans un océan de persécutions minables et ubuesques, elle forge cette parole musicale et charnelle, soucieuse de subvertir l’esprit nihiliste du temps. Bien qu’elle ne partage pas tous ses goûts esthétiques et ses emportements, notamment au moment de la soi-disant déstalinisation, sa grande amie et complice Lydia donne d’elle, un portrait où la finesse sensible le dispute sans cesse à la lucidité triste. 

Bien sûr, et cela est trop humain, cette relation privilégiée, nourrie de discussions littéraires d’une rare intensité, ne fut point exempte de petits orages et d’incompréhensions liés en grande partie à la difficulté – c’est un pur euphémisme ! – de sentir et de vibrer comme une personne humaine normale, dans un pays martyrisé où la déshérence du sens avait pris le pouvoir. Mais Lydia et Anna, unies pour l’éternité dans notre mémoire bouleversée, auront su, métaphore après métaphore, dans une ponctuation de larmes retenues, préserver l’essentiel en donnant à la beauté souveraine le pouvoir d’éclore au cœur des ténèbres du Rien totalitaire. 

Par Philippe Arondel