Mandelstam et Akhmatova, vus par Nadejda, femme d'Ossip et amie d'Anna : miraculeux !
« À présent, vous êtes tout ce qui nous reste d’Ossip », lance Anna Akhmatova à Nadejda Mandelstam.
Un livre que l’on croyait à jamais perdu
La scène se passe pendant la guerre à Tachkent (aujourd’hui capitale de l’Ouzbékistan, alors province de l’Union soviétique). Anna Akhmatova, la poétesse, a été évacuée de Leningrad (cernée par les armées d’Hitler) et met tout son charme et ses réseaux (elle qui est pourtant peu appréciée des autorités soviétiques), pour que son amie Nadejda la rejoigne.
« Elle m’a tout simplement sauvé la vie », écrira Nadejda, la veuve du poète Ossip Mandelstam. Ce dernier était mort en 1939, peu après sa seconde arrestation, dans un camp de transit de l’Extrême-Orient russe où il devait rejoindre un camp de la Kolyma. Il est probable que, de santé fragile, il n’en serait pas revenu vivant contrairement à Varlam Chalamov, un colosse. Ce dernier, libéré des camps, sera aux côtés de Nadejda lorsqu’elle apprend, aux premiers jours de mars 1966, que son amie Anna se meurt : « C’était la fin, comment allions-nous pouvoir vivre sans elle ? » écrit-elle au début de son livre de souvenirs Sur Anna Akhmatova.
Un livre que l’on croyait perdu à jamais et qui a été miraculeusement retrouvé. « Les manuscrits ne brûlent pas », disait Boulgakov. Effectivement. Nadejda l’avait pourtant brûlé, mais une copie avait été gardée par une amie qui devait la remettre plus tard à Pavel Nerler, qui signe ici l’éclairante postface de la traduction française, une édition soignée accompagnée des précieuses notes de la traductrice Sophie Benech.
Nadejda et Anna s’étaient connues en 1924 à Tsarskoïe Selo, faubourg de Saint-Pétersbourg. Cela faisait plus de dix ans qu’Anna, connaissait Ossip, ils étaient devenus amis, proches, longtemps avant qu’Ossip ne rencontre Nadejda.
Ossip et Anna se dédient des poèmes
En 1911, Ossip Mandelstam, Anna Akhmatova et d’autres poètes (dont le futur premier mari d’Anna, Nicolaï Goumilov) s’étaient retrouvés autour d’un courant, l’acméisme, s’opposant aux symbolistes mais aussi aux futuristes. Passé les éclats et les confusions de Révolution, les oukases et dogmes soviétiques bientôt en vigueur allaient leur mener une vie dure, très dure. Goumilov sera fusillé, le fils que lui a donné Anna ne connaîtra pas son père mais les camps, Ossip sera relégué à Voronej, etc.
Anna et Ossip auront du mal à faire publier leurs œuvres (avant tout poétique) respectives, aujourd’hui considérées comme des sommets du XXe siècle russe. Livres censurés, interdits, dénigrements dans la presse, exclusions de l’Union des écrivains et autres réjouissances. L’adversité, la douleur, le deuil fortifient l’amitié mais l’entente entre Anna et Ossip est d’abord poétique. Une admiration et une compréhension réciproques, fécondes, intenses, chacun dédiera à l’autre plusieurs poèmes.
Nadejda Mandelstam, elle, n’écrit pas. Elle vit dans l’ombre d’Ossip et quand ce dernier meurt, elle cache ses archives, transcrit ses poèmes qu’elle a appris par cœur, les fait circuler, elle est la gardienne de son œuvre. L’amitié entre Anne Akhmatova et Ossip Mandelstam se poursuit après la mort de ce dernier à travers Nadejda. L’ombre d’Ossip devient son fantôme. D’où la phrase obsédante d’Anna adressée à Nadejda : « À présent vous êtes tout ce qui nous reste d’Ossip. » Et Nadejda Mandelstam, lucide, de commenter : « C’est ce qui définit le mieux ce qu’elle éprouvait pour moi. » Et, pour que les choses soient claires, quelques lignes plus loin :
« O.M [Ossip Mandelstam] était ce qui nous unissait – et c’était ce qu’il y avait de plus important dans notre vie et notre amitié. »
Les livres de Nadejda, celle qui n’écrivait pas
Son livre sur Anna Akhmatova met en vie cette dernière comme on dit met en scène. En cela, il complète les précieux Entretiens avec Anna Akhmatova (éd. Albin Michel, janvier 2000) de cette autre amie d’Anna que fut Lydia Tchoukovskaïa. Cette dernière s’était, à juste titre, insurgée, du portrait sévère que Nadejda Mandelstam avait dressé d’Anna Akhmatova dans la seconde partie de ses mémoires sur Ossip, second livre qui traite plus de l’époque que du poète. L’ensemble, paru en français sous le titre Contre tout espoir (éd. Gallimard, mars 2012) constitue l’un des grands livres de mémoires du XXe siècle russe.
Ce livre retrouvé sur Akhmatova rectifie le tir. Et c’est comme un additif, plus secret, plus intime, plus doux aussi à Contre tout espoir, d’autant qu’elle y parle aussi, forcément et abondamment, d’Ossip. D’ailleurs certaines pages de Contre tout espoir viennent de la mémoire qu’avait conservé Nadejda de ce livre qu’elle avait détruit et dont elle croyait qu’il ne restait plus de traces.
L'amitié n'exclut pas la jalousie
C’est un livre bouleversant aussi parce qu’on y voit Anna Akhmatova au quotidien comme jamais. Faire la folle, faire rire tout le monde, cambrer à l’extrême sa grande carcasse, dénigrer bien des péquins à commencer par les femmes poètes, collectionner les photographies que l’on a fait d’elle, bondir alors que des visiteurs sonnent à la porte en disant « bon, alors il faut que j’embellisse ». Ou bien en rentrant le soir, s’asseyant sur le lit de son amie et lui parlant toute la nuit, fumant cigarette sur cigarette, s’inquiétant pour son fils si elle(s) venai(en)t à mourir.
Étonnamment Nadejda Mandelstam ne la décrit jamais à l’ouvrage, en train d’écrire. Sauf pour dire qu’elle n’écrivait jamais de lettres « afin de ne se pas se trahir par une parole inconsidérée ». Et d’ajouter, perfide : « L’idée lui était venue très tôt que la moindre de ses bévues serait prise en compte par ses biographes. » Nadejda, qui décrit une Anne Akhmatova on ne peut plus jalouse (« elle était jalouse de tout et de tout le monde »), laisse deviner combien elle-même aura été jalouse toute sa vie de son amie qu’elle appelle affectueusement tout à tour Anouch, Aniouta, Annouchka. L’amitié n’exclut pas la jalousie, ni l’admiration. Et tout se mêle sous sa plume.
« Et s’il était notre mari à toutes les deux ? »
Ainsi l’étonnante histoire de leur relation avec un certain Nikolaï Ivanovitch Khardjiev, un bel homme qui, aux dires d’Ossip Mandelstam (selon Nadejda) avait « l’oreille absolue en poésie ». Ossip disparu, les deux amies revoient celui qu’elles surnomment « le noiraud ». Nadejda raconte qu’Anna craignant de voir « le noiraud » s’éloigner d’elles en convolant avec une troisième, proposa à Nadejda de l’épouser. Refus courroucé. Alors Anna propose une troisième voie : « Et s’il était notre mari à toutes les deux ? » Proposition aussitôt acceptée par Nadejda et dans la foulée, lettre à l’appui, par « le noiraud ». Lequel se mariera mais restera longtemps leur « mari commun ».
Si le miracle de ces souvenirs sur Akhmatova retrouvés est palpable, on ne peut pas en dire autant de Prologue, la pièce, oui la pièce, qu’Anna avait écrite et que, dans un moment de peur, elle brûla. Mais ce manuscrit non plus n’a pas tout à fait brûlé puisque Nadejda Mandelstam nous le raconte. Étonnant Prologue où l’on voit l’héroïne descendre d’une échelle en chemise de nuit, n’ayant pas eu le temps de s’habiller pour se présenter devant le tribunal où elle a été convoquée. Les premiers auditeurs de la pièce, éblouis, l’avaient comparée à la Sortie de théâtre après la représentation d’une nouvelle comédie de Gogol. Et Nadejda de conclure, seule dans son modeste logis moscovite des années 60 :
« Ils auraient aussi pu la comparer à Kafka, mais à l’époque, on ne le connaissait pas encore. »
J.-P. Thibaudat