Rondes de nuit… Beau livre sur la littérature suisse, ou plutôt suisse romande, et plus spécifiquement encore sur les poètes de Suisse romande et sur celui qui a été leur mentor, leur éditeur : un dénommé Henry-Louis Mermod. Pourquoi ce titre ? À cause de Rembrandt, bien sûr. L’auteur, Amaury Nauroy, dit qu’il se plaît à ressortir de sa poche une carte postale reproduisant le célèbre tableau du Rijksmuseum chaque fois qu’il se sent pris de doutes à propos de ce qu’il écrit (ses petites proses, dit-il) et il dit qu’il en a beaucoup. Il aime alors à s’identifier à ce personnage étonnant que tout contemplateur du tableau a noté sans jamais arriver à expliquer sa présence : la jeune fille blonde qui va à contre-courant de ce qui semble un cortège, d’une manière énigmatique. Elle semble être témoin de la procession de tous ces grands personnages et s’être trouvée là sans l’avoir voulu sans doute, un poulet mort à la ceinture, le regard un peu effrayé. L’auteur a lui aussi des personnages d’admiration, tous pris à cette période lumineuse de la littérature suisse de l’entre deux guerres, qui se poursuit aujourd’hui hors-sol, dans le si joli village de Grignan.
On peut, selon moi, parler d’un axe poétique Lausanne – Grignan. Il est parsemé de noms que connaissent tous les amateurs de poésie : Charles-Ferdinand Ramuz, Gustave Roud, Maurice Chappaz sous la férule d’un éditeur inépuisable : Henry-Louis Mermod (H.L.M), avec un descendant prestigieux irradiant depuis sa maison grignanaise : Philippe Jaccottet.
Amaury Nauroy – dont c’est le premier livre – possède un style magnifique, tout en petites touches, en traits précis et aigus. Il nous parle de tous ces gens comme s’il venait de les quitter la veille. Or, va pour Jaccottet, qu’il fréquente assidûment, mais ce n’est guère le cas pour les autres, dont beaucoup sont morts depuis longtemps. Afin de donner cette impression néanmoins, il lui a fallu faire un travail d’archiviste opiniâtre et rencontrer les descendants, enfants, petits-enfants, dîner souvent avec Catherine, la petite-fille de Mermod, chez qui il fut, dès leur première rencontre, hébergé, en cette villa Fantaisie des environs de Lausanne (« dans le haut d’Ouchy ») qui fut un haut-lieu de rencontre littéraire au temps des années trente ou quarante (Jean Rochat, compositeur suisse ami des lieux, avait dressé une « liste quasi complète des personnages ayant fréquenté la villa », on y trouve : Rilke, Eluard, Cocteau, Aragon, Camus, Carco, Paulhan, Michaux, Claudel, Ponge, Valéry et bien d’autres encore).
Il s’avère que ce Mermod, né en 1891 à Sainte-Croix (canton de Vaud) avait une fortune qu’il devait, comme beaucoup de ses compatriotes « ayant du bien » à l’industrie horlogère : son père avait lancé une intéressante entreprise de boîtes à musique qui envoyait ses rouages musicaux dans le monde entier. Plus tard, le jeune Henry-Louis, devenu avocat, investit dans la production d’aluminium du côté de Martigny avant de trouver que sa vraie vocation était la littérature et de devenir celui que les médias helvétiques nomment encore « le Gaston Gallimard suisse ». Il est dépeint comme un drôle de personnage, dandy mécène au profil d’oiseau (que Picasso appelait pour cela « Pinsonnet ») que Corinna Bille, la grande poétesse, dépeignait ainsi quand elle écrivait à Chappaz (le 8 juin 1944) : « j’ai pris le thé dans un endroit où l’on vous sert les plus subtiles et savoureuses pâtisseries du monde. En face de moi est venu s’asseoir cette étrange trinité de crapule-satyre-tocson réunie en un seul homme : Mermod ». NB : je ne sais pas ce qu’est un « tocson »… ça ne doit pas être bien beau à voir…
Mermod, comme beaucoup d’éditeurs suisses, fructifia dans les années guerrières : nombre d’auteurs français qui répugnaient – comme on les comprend – à publier dans les maisons collaboratrices (on mentionne ici Bernard Grasset) se réfugiant dans le paradis helvétique. Mais une fois la Libération survenue, ceux-ci refluèrent, ce qui était bien compréhensible aussi, laissant alors les maisons d’accueil un brin exsangues… Le Gallimard suisse sut alors bien tirer son épingle du jeu, fréquentant assidûment Paris pour se mêler à tout ce qui faisait alors la gloire de la poésie française, de Ponge à Michaux et d’Eluard en Aragon, et même en Supervielle. Il eut même l’idée d’envoyer dans la capitale un représentant attitré qui n’était autre que Philippe Jaccottet. Là, ce dernier – qui connaissait Mermod depuis l’âge de seize ou dix-sept ans – fit de belles rencontres, avec tous ceux déjà cités. Le 11 avril 48, il écrivait à son directeur : « J’ai aperçu Eluard qui m’a demandé à quoi en était sa Léda : ceci parce qu’on la lui réclame de divers côtés avec insistance. C’était au vernissage du bar que Hugnet a ouvert au Catalan, dans un joli décor un peu surréaliste usé, où cinq cents personnes, créatures emplumées et caquetantes ou vieux Charlus, froissaient leurs gloires et leurs perles ».
C’est en 1953 que Jaccottet décida de s’installer avec sa femme Anne-Marie à Grignan. Je me souviens l’avoir entendu dans une interview dire que c’était en partie pour fuire une influence trop pressante de la part de tous ces poètes qu’il fréquentait alors, et notamment de Francis Ponge.
Les autres parties du livre de Nauroy sont alors consacrés aux étoiles qui gravitèrent et gravitent encore autour de l’astre qui prit son essor en pays vaudois. Parmi ces étoiles, j’aime à reconnaître Isabelle, la libraire de Grignan à l’enseigne de « Ma main amie », à qui je rends visite chaque fois que je passe par là, mais qui, d’une fois sur l’autre ne me reconnaît pas, ce qui me vaut au début un regard plein de méfiance, pour qu’au bout d’une demi-heure, il devienne tout à coup accueillant et plein de chaleur : elle me remet, et sait que je ne suis pas là seulement en touriste, mais aussi pour lui acheter des livres dont je sais que je ne les trouverai jamais ailleurs, et aussi pour lui demander des nouvelles du maître : « comment va-t-il ? », à quoi il m’est répondu : « pas trop mal » ou bien « oh ! Pas très fort en ce moment ». C’est qu’il se fait âgé. Entre parenthèses, quel capharnaüm, cette librairie. Isabelle veille sur ce bazar avec une pipe ou bien un cigare à la bouche. Isabelle est belge des environs de Namur. Ses petits-enfants sont d’ailleurs en Belgique. Je le sais car la dernière fois que je la vis, il n’y a pas plus de dix jours, déposant chez elle une pile de prospectus (que d’aucuns nomment « flyers ») annonçant la venue en mon village de Charles Juliet, je la vis me sourire en partant avec un regard malicieux : « j’irais bien… mais j’ai mes petits enfants car c’est les vacances en Belgique ». Noter que cette fois-là, je lui pris deux volumes de Georges Haldas, un recueil d’articles de Jaccottet fraîchement republié dans la collection « Poésie » de Gallimard et un magnifique album d’aquarelles d’Anne-Marie, accompagné d’un texte du poète Alain Lévêque. Elle m’a arrondi le prix, selon son habitude, ce qui me mit tout ça à la très modeste somme de cinquante euros. Ceci pour planter le décor et situer le personnage. Amaury Nauroy parle d’elle en termes très chaleureux. Il a beau l’appeler « l’inénarrable Isabelle », on sent combien il l’aime et combien il l’admire quand elle chevauche avec beaucoup d’allant sa somptueuse deux-chevaux décapotable avec laquelle elle lui fit un jour traverser le village pour l’emmener directement à la demeure du maître, « m’initiant de la sorte, tête et bras nus, à la sauvagerie de ce paradis drômois ». Elle a grimpé l’étroite rue des Remparts avant de plonger dans une descente presque à pic jusqu’à la maison des Jaccottet. Amaury Nauroy donne l’adresse exacte : je ne me risquerai pas à le faire moi-même. Si le lecteur est assez intéressé, après tout, il n’a qu’à acheter et lire le livre. Moi, je ne vendrai pas la mêche. L’auteur va même jusqu’à dévoiler le lieu où crèche la reine des libraires et des amazones réunies, un lieu nommé Cordy, que je ne connais pas, mais qui est sans doute très accueillant puisqu’on y rencontra plein d’écrivains et de poètes, dont, justement, Charles Juliet, pris dans une drôle de situation : « dépité d’avoir découvert une crotte de chien devant sa porte de chambre ». On apprend aussi qu’Isabelle a pour livre de chevet Le maître ignorant de Jacques Rancière (dont je parlai sur ce blog il y a bien longtemps), ce qui la rend encore plus sympathique, mais n’est pas tant étonnant si l’on s’en tient aux assonances : le héros du livre de Rancière, révolutionnaire exilé en Belgique en 1818 – et qui passa son temps à tenter d’enseigner le français à de jeunes Flamands dont il ignorait la langue – ne s’appelait-il pas Jacotot ?
Ce livre fourmille donc d’anecdotes toutes plus révélatrices les unes que les autres sur l’état d’esprit de ce petit monde qui irradie la planète poésie. On y vit même littéralement les joyeuses fêtes qui se donnent dans la demeure du poète, pour des anniversaires à l’occasion desquels Jaccottet s’ingénie à trousser d’innocents quatrains pour chacun de ses hôtes. Où l’on voit que, féru d’humour, le poète n’hésite pas à commettre toutes sortes de calembours, signant par exemple : « Jaccottet de ses pompes ».
Pour en revenir à ses prédécesseurs, il faut toujours noter combien ces grands écrivains romands sont passionnants à lire encore aujourd’hui : Ramuz, Chessex, Roud ou Cingria. Ils ont fait de leur enracinement en pays vaudois la source d’une grande force d’expression : ils n’en ont pas tiré du pittoresque ou du descriptif, n’ont pas cherché à exalter une beauté de la nature qui parle d’elle-même et n’a nul besoin d’un orateur pour la mettre en chanson, ils sont partis de cette beauté, toute naturelle à leurs yeux, pour la transcender et fabriquer à partir d’elle une littérature universelle, une sorte d’hymne à la beauté du monde en général. C’est bien sûr le travail qu’a continué, voire amplifié, Philippe Jaccottet, en prenant appui sur une lumière dont il a souvent dit qu’elle se différenciait de celle du pays vaudois : la lumière drômoise, plutôt dorée alors que l’autre est plus blanche, virant presque toujours au soir vers un rose puis des tons de feu qui résonnent avec l’ocre des collines.
Comme je passe en ce moment de longues journées en Drôme provençale, à environ une cinquantaine de kilomètres de Grignan, je suis bien placé pour goûter cette lumière et lire, sous un soleil qui reste encore froid – surtout quand l’immutabilité apparente des choses en vient à être troublée par un mistral de tous les diables – quelques poètes suisses, dont Charles-Ferdinand Ramuz, dans l’oeuvre de qui j’extrais ce court poème qui me semble comme l’accompagnement symétrique de la fougue adolescente qui faisait l’objet de mon précédent billet – sur Mai 68 :
Nos derniers jours seront paisibles,
nous aurons fait ce que nous devions faire ;
il y a une tranquillité qui vient,
une grande paix descend sur la terre.
Sachant qu’il fera hurler, bien sûr… car parler de paix descendant sur la Terre en ces temps si troublés… pensez donc…
Et pourtant.
par Alain Lecomte
professeur à l’Université Paris 8 – Vincennes Saint Denis