Spectateur des arts de Georges Limbour
On peut encore lire aisément quelques œuvres de Georges Limbour (1900-1970) rééditées en poche, des poèmes (Soleils bas, 1924) et deux romans, Les Vanilliers (1938) et La Pie voleuse (1939), mais les très nombreuses chroniques sur la peinture, moins souvent sur la sculpture, la tapisserie, la céramique, etc., restaient dispersées jusqu'à cette édition du Bruit du temps. Limbour écrivit très peu d'articles jusqu'en 1945, moment où il fonde la revue Le Spectateur des arts qui n'eut qu'un numéro : la reproduction d'un tableau de Masson ayant fait scandale, on y voyait des évêques « en train d'arracher le cœur de la poitrine des hommes du peuple massacrés » (252) pendant la guerre d'Espagne. Il écrit ensuite beaucoup jusqu'à sa mort, signant de son nom ou sous des pseudonymes (Antimoine Chevalet, Paul Garance, André Lacombe) — ce qui lui a permis souvent de rendre compte deux fois d'une exposition, toujours de manière différente. L'une des éditrices signe une préface fort utile pour situer l'activité du critique, les deux ont accompli un travail de fourmi pour tout rassembler et, en outre, l'amateur dispose d'une table des revues et périodiques qui ont publié les articles, de la date de parution, d'une table des titres, d'un index des 900 noms cités — on peut par exemple sans difficulté lire à la suite toutes les chroniques consacrées à Jean Dubuffet —, d'un autre des lieux d'exposition, le tout précédé d'une biographie précise.
Dubuffet, comme Limbour, Queneau, Salacrou, a grandi au Havre, et sa première exposition en 1944 est saluée avec émotion : « C'est un événement sensationnel dans notre vie lorsque nous est révélée une œuvre nouvelle, dont les moyens ne sont empruntés à aucune école précédente » (55). Limbour apprécie « le courant de vie continu » (1201) qui traverse les formes et relève avec force la relation du peintre à la réalité — « Il peint les choses comme elles sont » —, en insistant sur le fait que c'est « la façon de les inscrire sur le tableau » (57) qui donne l'impression qu'elles sont transformées. Il rend compte de tous les accrochages de Dubuffet, consacrant un long article à son parcours en 1957, puis en 1964 (1150 et sv), et analysant toujours avec précision aussi bien le chemin vers l'irrationnel que l'« extravagante aventure » (975) technique du peintre et son lien au réel.
Ce rapport entre les choses du monde, la nature et la peinture est un des ressorts essentiels de la critique de Limbour. C'est le fond de ses nombreuses chroniques sur l'œuvre de Picasso et d'André Masson ; ce dernier, dont il admire la « beauté des formes, [la] richesse des significations » (251), ne peint qu'éprouvant une émotion violente devant « un spectacle naturel ou des gestes humains » (199). Masson est un amoureux de la nature et si ses tableaux paraissent appartenir au fantastique, c'est simplement qu'il voit ce que le regard commun ignore et sait restituer ce qui est invisible au plus grand nombre. Pour Picasso, sa peinture, « issue du réel […] recrée un univers complet auquel ne manque aucune forme vivante ou inanimée, exprimée dans son essence » (60), et les chroniques concernant Klee, Braque, Suzanne Roger ou Léger développent des motifs analogues.
Limbour a pris sans ambiguïté parti dans le débat entre figuratif et « anti-figuratif (pour employer un vocabulaire qui ne signifie pas grand-chose) » (763). Un tableau qui touche est toujours issu d'un conflit entre le peintre, qui tente de reconstruire le réel, et le réel qui cherche à s'imposer dans sa totalité — et ce conflit n'existe pas dans l'art abstrait, alors que les émotions éprouvées ne naissent que du dehors : que peut-on tirer de l'imagination qui soit riche d'émotions ? Rien. Un peintre entre le réel et l'abstrait comme Léger introduit dans ses tableaux des oiseaux, des fleurs, tous éléments « qui donne[nt] miraculeusement la mesure humaine » (425), alors qu'un Mondrian aboutit « au dessèchement, à la négation de la peinture » (560). Limbour rejette aussi vigoureusement l'art dit "réaliste", par exemple les tableaux de Fougeron, au dessin ennuyeux et aux « couleurs bonbonesques [qui] appellent le mot : vulgarité » (535). Il est également très éloigné de la peinture surréaliste, regrettant la présence de Miró à l'exposition de 1947 et commentant ainsi la présentation des œuvres avec les fenêtres occultées : « On avait chassé à coups de goupillon la lumière du jour […], parce que les prêtres détestent la lumière du jour » (454).
Attentif aux talents nouveaux (Jean-Marie Girard, Claude Viseux, par exemple), Limbour défend des œuvres marginales comme celle de Pierre Bettencourt (en 1956), de Calder ou de Michaux (en 1947), il développe des réflexions sur la critique, consacre des synthèses au cubisme et à plusieurs peintres, rend compte de ses visites d'atelier (Giacometti, Braque, Germaine Richier, Tal Coat, Masson, Dubuffet, etc.), connaît toutes les galeries, ne néglige jamais les peintres du passé (Daumier, David), rend hommage à un marchand (Maeght) ou à un critique disparu (Carl Einstein)… Ce livre épais constitue une véritable histoire de la peinture en France de 1944 à 1969, une histoire fondée sur une connaissance approfondie des techniques mais rejetant un vocabulaire spécialisé. C'est que Limbour, qui rêvait de voir des tableaux dans certains lieux publics, voyait là une manière de faire partager à un grand nombre ce qu'était pour lui l'art, « la seule arme que l'homme eut à sa disposition pour résister à la mort » (330).
Tristan Hordé