Télérama - n°3226 - L'événement

 Télérama - n°3226 - L'événement
12 novembre 2011

L'événement

Des pogroms à son exécution par Staline, Isaac Babel subit de plein fouet la férocité du début du XXe siècle russe. Il en tirera une épopée foisonnante.

Arrêté en mai 1939, fusillé huit mois plus tard, Isaac Babel (1894-1940) subit, comme nombre d'écrivains soviétiques, la folie meurtrière du stalinisme. La réédition de l'intégrale de ses œuvres, superbement traduites par Sophie Benech, permet de redécouvrir un magnifique auteur réhabilité en 1954, un an après la mort de Staline. Plongé dans les turbulences du début du XXe siècle russe, Babel a su restituer les images dont il fut à la fois le témoin et l'acteur dans une série de textes où la violence et la cruauté voisinent avec des scènes de tous les jours. Ses récits éclatés, les tableaux qu'il dresse de son enfance à Odessa, les instantanés des rues pétersbourgeoises, les reportages qu'il effectua au sein de l'armée Rouge sont des documents historiques et de prodigieux morceaux d'épopée embellis par un sens inné de la poésie.

Dès l'âge de 10 ans, il subit la violence des pogroms contre les Juifs à Nikolaïev, puis assiste aux révolutions de 1905 et 1917. Avant d'être un journaliste protégé par Gorki, il trouve des emplois dans l'administration, devenant traducteur pour la police secrète (la tchéka), endossant au passage le peignoir du tsar Alexandre III dans un palais investi par les révolutionnaires. Ébloui par la « voie lactée » de la perspective Nevski à Saint-Pétersbourg, il est aussi terrorisé par des scènes de violence comme celle où des moujiks émasculent un Juif devant sa femme. Babel noircit des carnets en songeant à une grande œuvre à venir, retient le bruit de la viande qui frétille dans la graisse, voit la lune sautiller « dans les nuages noirs comme des veaux égarés » et n'oublie pas l'image pitoyable de ces génisses pataugeant dans le sang d'une vache égorgée.

Admirateur de Flaubert et aussi de Maupassant, qu'il traduit grâce à un éditeur dont la femme a un petit sourire « indolent et tendre qui fait perdre la tête aux officiers de garnison », il s'attelle à l'écriture, exercice où « le point placé au bon endroit » sait percer le cœur du lecteur.  « Une bonne fiction, disait-il, n'a pas à ressembler à la vie réelle ; c'est la vie qui essaie de toutes ses forces de ressembler à une bonne fiction. »

Traduire littérairement le foisonnement des événements, faire qu'on n'oublie pas un épisode anodin, voilà ce qui le hante, lui qui affirme avoir « un million d'histoires posées sur le cœur comme un crapaud sur une pierre ». Les employés ? « C'est Gogol qui aurait su les décrire », écrit-il. Un magasdin d'antiquité peuplé de papillons morts ? Il pense à Dickens.

Mais il n'aura pas le loisir de songer aux références. Correspondant du journal Le Cavalier rouge, il couvre la guerre soviético-polonaise de 1920 pendant cinq mois. Voilà le « binoclard » soldat du front, comme le sera Vassili Grossman vingt et un ans plus tard, plongé dans une campagne militaire d'un autre âge où les charges à cheval semblent anachroniques par rapport à la guerre industrielle qui s'est menée plus à l'ouest quelque temps plus tôt. De toutes parts, on pille, on étripe, on viole, on massacre dans les isbas, on saccage les icônes et on profane l'âme humaine.

L'enchevêtrement des religions, des peuples et des légendes, les conquêtes territoriales et les retraites répétées brouillent les repères. Mais dans ce déchaînement de férocité, recueillant les paroles qui fusent dans les bivouaks, notant les silhouettes aux gestes saccadés, Babel a bien l'intuition d'un monde qui disparaît. Et dans la région de la Volhynie, que les cavaliers polonais et les cosaques traversent et dévastent, il vit aux côtés de ceux qui, morts ou vivants, sont les parcelles d'une humanité détruite qui cherche ses propres limites : le cosaque qui tabasse pendant des heures un prisonnier dit agir ainsi pour « savoir ce qu'est la vie, ce qu'elle est vraiment ».

Des villages sont pris, s'effondrent sous des nuits obscures et des pluies battantes. La nature aux mille couleurs, témoin silencieux de la folie des hommes, enchanteresse quand elle leur permet de dormir dans l'herbe, cruelle quand elle les ensevelit sous la neige, maudit ceux qui la crucifient.

Dans les guerres, il y a les hommes, mais aussi les chevaux, compagnons de misère, qui se lèguent quand on meurt, à qui l'on doit sa vie et que l'on peut tuer par vengeance. Ils se nomment Ouragan, Lavrik ou Abraham, ont les flancs tailladés et regardent les cavaliers dont les larmes sont « le lait de l'homme ». « Décrire les soldats et les femmes », consignait Babel dans ses carnets, « les vieux Juifs aux longues jambes décharnées », « les femmes qui rincent le linge ». Cavalerie rouge, sa grande œuvre, qui sera contestée lors de sa parution en 1926 parce qu'elle ne produit pas assez de héros exemplaires, dépeint la malédiction d'une guerre avec parfois les touches d'un Chagall. Car le binoclard voit une synagogue « ronde comme un chapeau de hassid », une église scintiller « comme une tour de faïence ».

Trop poétique sans doute pour le moule du réalisme socialiste ! Babel ne sera pas de ces écrivains dont Jdanov, le fidèle fossoyeur des arts de Staline, voulait faire les « ingénieurs des âmes ». Trop occidental aussi sans doute, comme dans ses écrits sur la France où il s'étonne de la vitalité des cinq à sept. Avec cette magnifique réédition, l'écrivain, journaliste et même scénariste (pour Sergueï Eisenstein) Isaac Babel s'impose définitivement comme l'une des figures majeures de cette période démentielle.

                                                                                                      Gilles Heuré