Télérama - Recension par Gilles Heuré

 Télérama - Recension par Gilles Heuré
13 mars 2018

Son biographe Ralph Dutli écrivait qu’Ossip Mandelstam incarnait « le poète jusqu’au cliché ». Disparu en 1938, à 47 ans, du côté de Vladivostok, dans un camp de travaux forcés soviétique, il avait suivi un « chemin de souffrance » dessinant une légende de poète maudit (1). Alimentée encore lorsque ses archives et ses poèmes — que son épouse, l’admirable Nadejda, avait appris par cœur — passèrent en 1970 clandestinement aux Etats-Unis, soit vingt ans avant d’être accessibles en URSS.

La publication exceptionnelle de ses Œuvres complètes, remarquablement présentées par le traducteur Jean-Claude Schneider et Anastassia de La Fortelle, permet d’embrasser la totalité de l’œuvre de celui qui fut à la fois poète, prosateur, polémiste et essayiste.

Un écrivain constamment exigeant envers lui-même et les autres pour tout ce qui touchait au bruissement de la langue et à ses mystérieuses résonances. « Ce qui distingue la poésie de la parole machinale, c’est que la poésie justement nous réveille, nous secoue en plein milieu du mot », écrivait Mandelstam (1891-1938). Rétif à tout dogme et à l’idéologie du réalisme socialiste qui verrouilla peu à peu la littérature et l’art, il semblait cheminer hors de « la houle du siècle » et se contenter de « tendre l’oreille pour écouter la germination et le bruit du temps ». Lorsqu’il lisait ses poèmes en petit comité — interdisant à Nadejda d’assister à ces lectures pour ne pas être distrait par sa présence, raconte-t-elle dans ses très beaux Mémoires, Contre tout espoir —, il voulait en faire entendre l’acoustique singulière, la matière verbale. « Je n’ai ni manuscrits, ni carnets, confiait-il dans La Quatrième Prose. Ce que trace ma main n’est pas identifiable, parce que je n’écris jamais. Je suis le seul en Russie à travailler à la voix, alors que tout autour la meute des limiers au pelage dru, cette canaille, écrit. Quel diable d’écrivain je suis ! »

« La meute », ce sont les partisans des systèmes littéraires en « isme », les officiels complices du pouvoir, voire les dames « aux mains potelées » qui traduisent Edgar Allan Poe en russe en le censurant. Les écoles littéraires le rebutaient. Les symbolistes, trop désincarnés, lui faisaient penser aux édifices des expositions universelles, majestueux mais si périssables. Quant aux futuristes, ils étaient trop épris de bruit et de vitesse pour lui qui aimait le silence et la suspension du temps. La poésie que Mandelstam a en lui ne supporte ni modes ni doctrine.

La fameuse « crise de vers » à laquelle il assiste dans les années 1910 le laisse songeur : trop de jeunes un peu snobs de « l’Armée des poètes » en revêtaient l’habit par une sorte de frénésie qui traduisait surtout une absence de joie réelle. Son système à lui ? Ne pas en avoir, laisser couler des lèvres les mots et les images. Et quelles images ! Dans ses textes en prose, tellement poétiques, la cité « se voûte comme un chat sauvage », la perspective Nevski, à Saint-Pétersbourg, est « vide et noire comme une barrique », les eaux de la Neva « se changent en papier de plomb couleur de thé » et il perçoit « les crayons de couleur » d’une homérique « aurore aux doigts de rose ».

Hors du temps, Mandelstam, qui voyait bâiller « une crevasse » entre le siècle et lui ? Par ses écrits, on voit pourtant vivre ses contemporains : dans les années 1890, des vendeurs de journaux comme de « massives excroissances du trottoir », le « torrent de lave » de la cavalerie dévalant les avenues, un tramway « aux yeux fureteurs qui galope » à Sébastopol, les attendrissantes petites marchandes de parfum, « l’armée de moineaux au nez retroussé » des dactylos moscovites, l’essaim des bonnes d’enfants françaises dans les jardins ou encore « la beauté indéfinissable » d’une paysanne arménienne… Mandelstam est juste trop humain pour un régime qui condamne précisément les humains à devenir « populace ». Dans ses années d’« écume révolutionnaire », il a participé à « la gymnastique oratoire » des réunions politiques, et observé l’idéalisme de ceux qui per­pétuaient l’utopie fraternelle chère à Tolstoï, désormais aveuglés par la gloire qu’ils voyaient scintiller dans le « Comité central »… Même s’il salua Lénine à sa mort (Afflux au tombeau) en 1924, il écrivit neuf ans plus tard un impitoyable poème sur Staline, « Le montagnard du Kremlin » entouré « d’une racaille de chefs au cou frêle, sous-hommes dont il use comme de jouets » et pour lequel « toute mise à mort est délectation ». Par ce texte, Mandelstam venait définitivement de brûler sa pelisse…

C’est peut-être chez l’auteur du Paradis et de L’Enfer, à propos duquel il écrivit l’éblouissant Entretien sur Dante (1933), que Mandelstam vit se dessiner les cercles maléfiques de son propre destin. Arrêté en 1934, il meurt quatre ans plus tard. Mais, à ses geôliers, il prédisait : « Vous n’avez pas mis fin au remuement des lèvres. »

(1) Mandelstam, mon temps, mon fauve, éd. Le Bruit du temps, 2012.

Gilles Heuré