Le poète breton Jean-Claude Caër ne se lasse pas d’arpenter le monde en poète. Après En route pour Haida Gwaii et Alaska, le voici qui revient en France avec un nouveau recueil : Devant la mer d’Okhotsk. Le nom d’Okhotsk évoque d’emblée pour moi la presqu’île du Kamtchatka mais surtout la lointaine île de Sakhaline et le séjour qu’y fit jadis Tchekhov, dans ces contrées glacées où l’écrivain s’était rendu pour étudier les conditions de vie dans l’île et « payer ainsi sa dette à la médecine ». Une île maudite où ont péri de faim de froid de maladies et d’épuisement les déportés du Goulag. Et des prisonniers de toutes provenances et de toutes origines.
Je croyais donc embarquer pour la mer d’Okhotsk mais je n’avais pas imaginé que cette mer serait vue depuis le Japon. Cependant, même s’il est question dans ce recueil du pays du Soleil-Levant, de ses villes et de ses îles, l’allusion à Sakhaline et à Tchekhov est bien présente.
« J’ai pensé à Tchekhov, jeune médecin sur l’île de Sakhaline,
Soignant les Ghiliaks d’une grande douceur, et les Aïnous,
Dénonçant avec vigueur la condition des forçats en 1892. »
En réalité, si Jean-Claude Caër entreprend ce voyage au Japon, c’est d’abord pour y retrouver « les Aïnous (le peuple chevelu et barbu) /Quasi décimés sur l’île de Hokkaidô. » Hokkaidô. « La région de la mer du nord », précise une note, « face aux îles Kouriles et à l’île de Sakhaline ».
Par ce voyage, le poète tente aussi de retrouver, au milieu des contrées japonaises, le visage de la mère disparue. Dont la présence/absence accompagne le poète dans tous ses déplacements :
« Mère je me promène
Dans la forêt de Kôya-san
Éclairée par des lanternes shintô
Au milieu de 200 000 tombes. »
Cette mère, il la cherche partout où ses pas le conduisent. Il la porte en lui où qu’il aille. Il lui parle, berçant la douleur du deuil dans le leitmotiv qui le pousse à écrire :
« Mère, tu ne m’entends pas.
Je t’écris de l’empire des Mikados, le pays du Soleil-Levant
[...]
Je cherche ton visage au pays étrange (étranger)
Un pays où les ombres sont présentes, les cendres…
Je cherche ton visage parmi les ombres grandissantes
[…]
La douleur est présente, elle ne me quitte pas. »
Ou encore, plus avant dans le recueil, dans ces deux strophes :
« Mère,
La mer d’Okhotsk est grise
La musique tiède de l’hôtel m’étourdit
Ma main a gonflé cette nuit.
Mère,
J’ai traversé des cercles de douleur
L’écriture et la vue de la mer me calment. »
L’apparition la plus poignante de la mère est sans doute celle où le poète évoque la coiffe bretonne qu’elle porte sur la tête, le grand Chelgenn typique du Haut-Léon (Nord-Finistère) :
« Mère,
J’ai recopié des sûtras pour toi.
Je t’ai peut-être vue, penchée vers la terre,
Travailler ce matin dans les champs
Près d’Abashiri ou de Obihiro
Sous ton grand Chelgenn
Dans la campagne paisible sous le soleil de mai. »
Ainsi s’entretissent les univers et fusionnent les cultures. À l’improviste, dans des visions inattendues. Les limons du temps, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui, se superposent, recouvrant les espaces les plus éloignés. Comme dans ce poème daté du 13 mai, jour de ta naissance :
« Je remonte le temps direction la mer de Finlande
Le lac Onega, la mer de Barents, direction le Nord.
Je traverse des turbulences comme au jour de ma naissance
Je nage à contre-courant (en bordure du cercle polaire).
La steppe glacée, la Sibérie, la ligne de l’aube
Sur le fleuve Amour.
Le Japon viride
Et déjà au-dessus des nuages j’aperçois le mont Fuji.
Mère, tu ne m’entends pas. »
Le passage ininterrompu entre les différents mondes qui structurent l’œuvre de Jean-Claude Caër est troublant. Les univers se fragmentent puis se rejoignent, et se recouvrent au fil des poèmes. « Les tombes centenaires » de Sekisho-in évoquent les « totem poles » et « les cèdres (presque mille ans) ressemblent à ceux de Colombie britannique / Et de Haida Gwaii. » C’est sans doute de ce jeu d’alternance et de fusionnement que naît l’envoutement du présent recueil. Et la nostalgie qui s’en dégage.
Le dialogue continu avec la mère rend compte d’une inquiétude manifeste, à laquelle le lecteur coutumier de Jean-Claude Caër est habitué. Où qu’aille le poète, quelle que soit la direction prise, cette inquiétude profonde, existentielle est là qui le tenaille, en proie qu’il est au sentiment de précarité de la vie. Incertitude et questionnements lui sont des compagnons fidèles, qui rendent compte de son angoisse. Ainsi, écoutant les bonshô en prière, le poète s’interroge :
« Le feu crépite.
Chantent-ils que nous ne sommes que cendres et poussière
Et retournerons en poussière ? »
Ou encore, dans ce sizain construit sur une anaphore introduite par « comme » :
« Comme les fleurs,
Comme les lilas,
Comme les fleurs de cerisiers que je n’ai pas vues,
Comme la chute des feuilles rouges en automne
Tout nous échappe
Et file entre nos mains. »
Les poèmes de ce recueil, souvent proches de la prose narrative pour les plus longs d’entre eux, mais tout autant, par la concision de certains autres, du haïku, évoquent, par-delà les rencontres et les rites, la permanence d’un état d’esprit. Celui du tourment et de la nostalgie procédant du caractère éphémère de toute vie. Ainsi de ces trois vers qui forment à eux seuls un poème :
« Cette amertume que je bois
Se répand dans mon corps
Et je ne meurs pas. »
Cette « amertume » transparaît aussi au travers de notations que le poète confie dans un aveu :
« Je n’ai rien à raconter.
Pas d’histoires, pas d’anecdotes
Seulement des sensations diffuses, des malaises,
Une solitude appuyée. »
Il arrive que le poème soit daté, poème-feuillet d’un journal de voyage. Combien de temps a duré le séjour au Japon ? Deux mois ? Peut-être davantage. Peu importe du reste car le voyage est un voyage intérieur. Même si le poète passe d’une île à l’autre, d’une mer à l’autre, d’une montagne à un volcan, d’une forêt à un cimetière, de jardins en jardins, et d’un jardin à un temple. Entre temps, le lecteur croise avec lui les cinéastes japonais — Ozu et Kurosawa — qu’il oppose ; des amis écrivains au patronyme caché sous une initiale : Christian D. (Doumet ?) ; des poètes et des écrivains japonais — Soseki, Tanizaki, Mishima — et Bashô, bien sûr, qui lui inspire un long poème et ces réflexions :
« Je suis venu te chercher au bout du monde aïnou.
"La vie est errance sans fin", écrivait Bashô
Sur la sente du nord
Où il était accompagné par ses amis
[…]
Je ne suis pas Bashô sur la sente du nord
Accompagné par ses amis.
Que sont devenus nos amis ?
[...]
Et mes amis poètes
Où sont-ils vraiment ?
Ils ne m’ont pas accompagné sur la sente du nord. »
À la lecture de l’écrivain Natsume Sôseki, « Le Pauvre cœur des hommes », Jean-Claude Caër trouve provisoirement une sorte de réconfort. Montaigne n’est jamais loin non plus, dont le lecteur perçoit, en arrière-plan, comme par-dessus l’épaule, la présence amicale et fidèle. Ainsi le maître des Essais apparaît-il au détour du chemin, après une promenade dans le cimetière Zôshigaya. Là se trouvent la tombe de Nagai Kâfu, nom bouddhique du journaliste et traducteur irlandais, Lafcadio Hearn, et celle de Sôseki, « enterré près de sa fille ». Reviennent alors en mémoire les pensées tirées du célèbre chapitre consacré à la réflexion sur la mort (« philosopher c'est apprendre à mourir »), et le poète de poursuivre par ces observations :
« Chacun dans sa tombe pour l’Éternité
Seul en cendre, en poussière sous les grands arbres. »
Il y aurait tant à dire, tant il reste à explorer. Lire Jean-Claude Caër. Aller à sa rencontre. Si l’on ne craint pas d’être rejoint par la nostalgie diffuse que le poète porte en lui. Se laisser dès lors guider par sa pensée sur « la sente du nord » et mettre ses pas dans ceux de Bashô. Ou dans ceux de Natsume Sôseki.
par Angèle Paoli