Rondes de nuit est le premier livre d’Amaury Nauroy, jeune écrivain français qui a rédigé une suite de « Récits » – tel le sous-titre de son ouvrage – où il souhaite « restituer l’existence, en vérité le pouls d’une tribu de poètes et d’artistes » (12) : Ramuz, Roud, Cingria, Jaccottet, Chessex, Palézieux, no- tamment. Dans ces portraits d’auteurs réunis dans la première moitié du XXe siècle autour de l’éditeur vaudois Henry-Louis Mermod, la littérature est vécue comme une passion. Il est intéressant qu’un auteur vivant à Paris ait signé ce livre sur le « Gaston Gallimard helvétique » trop peu connu de nos jours (en Suisse autant qu’en France). Mermod, qui occupait une place considérable dans la bourgeoisie lausannoise de son époque et qui aimait soutenir les poètes, s’efface dans ces « rondes de nuit » peu à peu devant les écrivains. À l’image de ce mécène qui avait un grand sens de l’inattendu, ce livre surprend à plusieurs niveaux : impossible de le comparer à un modèle quelconque (il ne s’agit ni de « vies », genre classique répandu dans la litté- rature contemporaine, ni de « mémoires » – on se situe plutôt entre les faits et l’imagination) ; le style et la langue sont aussi particuliers (une sorte de poésie sous forme de prose, ou des rondes poétiques en prose ?) ; et la ma- nière dont le narrateur – ou l’auteur, puisque la part autobiographique est manifeste – se mêle tantôt discrètement, tantôt explicitement à ses récits en les commentant, correspond à un tissage de légèreté, spontanéité et solide érudition.
On observe une grande sensibilité pour les spécificités des paysages décrits lorsque Nauroy aborde la Suisse romande. Grâce à la rencontre avec Chessex qui lui fit découvrir le Haut-Jorat, région où vécurent Ramuz, Roud, et bien d’autres encore, il découvrit cette région boisée située dans le canton de Vaud. Quant à son projet d’écriture, il s’inspire de la célèbre Ronde de nuit(1642) de Rembrandt qui se trouve au Rijksmuseum à Amsterdam. À l’ins- tar de ce tableau intrigant qu’il a si souvent interrogé dans le passé, l’auteur invite les lecteurs à sa propre ronde en comparant la toile à une mystérieuse réunion de poètes qu’il désire éclairer. Une multitude de personnages, ren- contrés dans la vie réelle ou par le biais des livres, traduisent l’amour de l’écrivain pour la poésie et les rencontres amicales que celle-ci peut procurer. La structure du livre se compose, logiquement, de ces rencontres successives. Si le rôle capital de Mermod dans l’édition romande pendant l’entre- deux guerres forme donc la partie principale de cette « enquête » (133), l’auteur fait revivre ce riche passé à partir de faits réels et tangibles (notes, lettres, documents, photos...) tout en y mêlant des phrases qui glosent sa propre façon de procéder, soit d’imaginer ou de compléter les récits. Mais ses « petites proses » traitent aussi amplement de Chessex, Jaccottet ou Oster. Impossible d’évoquer tous les personnages qui apparaissent dans cette grande fresque, mais il serait injuste de ne pas mentionner Catherine, la petite-fille de Mermod, qui figure souvent comme médiatrice, présentant au jeune écrivain des personnes (encore) inconnues ou le faisant voyager du présent vers le passé en lui racontant ses souvenirs.
Le moment déterminant pour l’écriture eut lieu lors d’une soirée- conférence à Lausanne. Ayant donné ses archives à la Bibliothèque cantonale et universitaire de la ville où il avait fait ses études, Jaccottet souhaita à cette occasion qu’une place ou une rue porte le nom de son premier éditeur. On est en 2005, Amaury Nauroy, présent dans la salle, voulut dès lors en savoir plus sur Mermod. La rencontre avec Jaccottet est vécue comme une initia- tion (« toute émotion vraie est source de révélation », 12). Ce sont en effet les paroles « simples, mais fortes » de Jaccottet qui causent le déclic : « Lorsque nous sommes saisis d’enthousiasme, et donc d’émerveillement face à un pay- sage ou à la vie d’un homme – peu importe ! – nous subissons aussi comme une initiation l’épreuve d’un réel plus authentiquement réel. Voilà ma convic- tion. » (197) Tout au long du livre, l’auteur glisse de telles phrases qui portent sa signature et tracent un autoportrait subtil. Mais le chapitre le plus réussi est peut-être celui où le lecteur entrevoit l’intimité de Philippe Jaccottet et de sa femme Anne-Marie, installés à Grignan depuis les années 1950. Intitulé « Petits à-côtés », ce tableau vivant sur le quotidien des Jaccottet – où il est aussi question du peintre lausannois Jean-Claude Hesselbarth, leur voisin à Grignan, ou encore de la librairie « Ma main amie » tenue par « l’inénarrable Isabelle » qui vit également dans ce « paradis drômois » (202) – est tout sim- plement saisissant.
En résumé, cet essai fait preuve d’une qualité remarquable et révèle le talent d’un jeune écrivain qui, espérons-le, offrira d’autres livres à son lec- torat. La présence continuelle du narrateur guidant le lecteur à travers ces souvenirs d’un monde la plupart du temps disparu fait que ce dernier le revit intensément, restitué – et partiellement imaginé – dans ses facettes diverses. L’art du récit et de la description propre à Nauroy est digne d’être découvert.
Par Ariane Lüthi